Analyse de l'avis de la Cour de justice européenne sur la juridiction unifiée relative aux brevets

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Mardi 8 mars 2011, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu son avis sur la conformité du projet de juridiction des brevets (JB) aux traités de l'Union européenne (UE). Cet avis était fortement attendu car la mise en place d'une juridiction unifiée est un pilier du brevet unitaire actuellement en débat à Bruxelles. Comme l'avait escompté l'April, la CJUE retoque sèchement le projet, en soulignant son incompatibilité avec les fondamentaux de l'Union européenne.

Introduction

Dans son avis, la Cour de justice de l'Union européenne commence par rappeler le contexte du projet de création d'une juridiction unifiée : il s'agit d'instituer un tribunal unique jugeant de tous les contentieux relatifs aux brevets, alors qu'actuellement ces litiges doivent être portés devant chaque juridiction nationale.

La CJUE évoque ensuite les observations exprimées par le Parlement européen, les États membres et la Commission lors de l'audition de mai 2010 et conclut sur sa compétence à délivrer un avis, avant de donner son opinion sur le fond du projet, le jugeant incompatible avec les dispositions des traités de l'UE.

La décision est particulièrement éloquente dans la mesure où elle s'appuie sur les fondements mêmes du droit européen et de sa jurisprudence pour dénoncer le projet de juridiction des brevets. En effet, la CJUE estime que ce projet priverait les tribunaux des États membres d'une partie de leurs compétences, ce qui déstabiliserait l'articulation entre juridictions nationales et européenne, garante du respect du droit européen. Pour reprendre les termes mêmes de la Cour européenne, « l'accord dénaturerait les compétences conférées aux institutions même de l'Union et aux États membres qui sont essentielles à la préservation de la nature même du droit de l'Union. »1. Cette position se base sur trois arguments principaux : irrespect du principe de la primauté du droit communautaire, nécessité d'un contrôle par les juridictions nationales, nécessité d'harmonisation du droit.

La primauté du droit de l'Union, grande oubliée du projet de juridiction unifiée

La juridiction des brevets aurait ainsi2 eu des « compétences exclusives pour un nombre important d'actions intentées par des particuliers dans le domaine des brevets ». De ce fait, la Cour en conclut que « les juridictions des États contractants, y inclus celle des États membres [de l'UE], sont privées de ces compétences ».

Si un accord international peut créer une juridiction, la conformité aux Traités impose certaines conditions3. Ainsi, un accord avec des États tiers peut confier de nouvelles compétences à la CJUE si et seulement s'il ne dénature pas les fonctions de cette dernière et que toute modification des compétences de la CJUE préserve sa nature et ne porte pas atteinte à l'autonomie de l'ordre juridique de l'UE.

Mais, dans le cas présent, la juridiction des brevets serait amenée4 à trancher des litiges sur les brevets en conformité avec le droit européen passé, présent et à venir ; y compris sur des questions de droits fondamentaux qui peuvent se poser dans le cadre d'un jugement sur les brevets. Cela impliquerait donc qu'une juridiction extérieure à l'Union serait amenée à se prononcer sur des droits fondamentaux des citoyens européens, sans que les institutions de l'Union aient le moindre mot à dire.

Affirmation d'un principe fondamental : les juridictions nationales doivent rester compétentes

Dès lors5, la CJUE indique ce qui constitue probablement le revers le plus important pour un projet d'unification des juridictions relatives aux brevets : les litiges en matière de brevet doivent relever des tribunaux de chaque État membre. Ces derniers ne peuvent abandonner cette compétence au profit d'une juridiction créée par un accord international.6

Il faut souligner l'importance de cette précision qui barre la route à toute tentative des États membres et de la Commission de contourner l'avis de la CJUE en laissant tomber le brevet unitaire à l'échelle de l'UE pour instituer une juridiction unifiée uniquement sur le brevet européen délivré par l'OEB, hors du champ de l'UE. Ce type d'accord avait été envisagé par l'OEB au sein du projet EPLA (European Patent Litigation Agreement, accord sur le règlement des litiges liés aux brevets européens). Le verdict de la CJUE est clair : tout projet de type EPLA ne serait pas conforme au droit de l'UE.

Le projet remet en cause l'ordre juridique de l'Union et aboutirait à une juridiction incontrôlable

La cour de Justice souligne en particulier que deux procédures permettant l'harmonisation du droit européen ne pourraient plus fonctionner en matière de brevets. Le projet remet ainsi en cause l'harmonisation du droit communautaire et l'assurance du respect de la législation européene.

Remise en cause des renvois préjudiciels

La CJUE précise7 en effet que les renvois préjudiciels8 ne pourront plus être assurés, car dans le cadre de ce projet, les renvois préjudiciels ne pourront se faire qu'à l'initiative de la juridiction des brevets, excluant donc les juridictions nationales. Le mécanisme de renvoi préjudiciel a pourtant pour « but d'assurer en toutes circonstances » que le droit européen soit appliqué de la même manière dans tous les États membres, grâce à la saisine de la CJUE. Ce qui était possible dans le cadre d'une juridiction ne regroupant que des États membres de l'UE ne l'est plus lorsque la juridiction, comme c'est le cas pour la JB, inclut également des pays non membres de l'UE9.

Ainsi, l'absence de possibilité d'un renvoi préjudiciel complet pourrait mettre en danger l'harmonisation du droit de l'Union, car les mécanismes de contrôle ne seraient plus en place.

L'impossibilité de recours en manquement

De la même manière, les recours en manquement10 ne sont pas possibles concernant la juridiction des brevets, la rendant de facto irresponsable vis-à-vis du droit communautaire. Dans le cas d'une violation du droit européen11, la procédure en manquement permet de faire respecter le droit de l'UE par l'ensemble des pays, en permettant aux autres États membres et à la Commission de poursuivre un pays qui ne respecterait pas le droit UE. Ce mécanisme s'applique également aux décisions de justice.

Cependant, les décisions prises par la juridiction des brevets ne pourraient pas faire l'objet de telles procédures pour assurer la pleine application des traités, car la juridiction n'est plus dépendante d'un pays mais possède une personnalité juridique propre et n'est donc pas concernée par ce mécanisme. Cela implique donc que le droit européen ne serait plus harmonisé par la CJUE tel que c'est le cas actuellement, mais que la CJUE et la JB auront chacun leur propre interprétation et jurisprudence, sans contrôle des décisions de cette dernière.

Cette absence d'harmonisation du droit peut sembler technique, mais ses conséquences vont bien au-delà d'une éventuelle dispute de compétence entre les différentes juridictions : s'assurer que le droit s'applique de la même manière partout est une manière de lutter contre l'arbitraire, et l'existence d'interprétations différentes ruinerait l'idée même d'une unification du droit.

Conclusion

La conclusion de la Cour est sans appel :

« l’accord envisagé [...] priverait les juridictions des États membres de leurs compétences concernant l’interprétation et l’application du droit de l’Union ainsi que la Cour de la sienne pour répondre, à titre préjudiciel, aux questions posées par lesdites juridictions et, de ce fait, dénaturerait les compétences que les traités confèrent aux institutions de l’Union et aux États membres qui sont essentielles à la préservation de la nature même du droit de l’Union. ».

Ainsi, l'avis de la CJUE oblige à repenser radicalement les fondements mêmes du projet de juridiction unifiée afin qu'il respecte les valeurs démocratiques de l'Union. Et sans juridiction unifiée, tout règlement sur le brevet unitaire serait sans objet12. Les rappels distillés tout au long de l'avis de la Cour indiquent que la seule alternative serait de se départir d'une instance non démocratique et hors de contrôle telle que l'OEB13 et d'intégrer l'administration du brevet unitaire et sa juridiction au sein des institutions de l'UE.

Cete analyse a initialement été publiée sur le site web de l'April.