Comment la guerre thermonucléaire des brevets exploserait en Europe avec le brevet unitaire

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Depuis deux ou trois ans, les brevets font la une des médias à propos d'entreprises bataillant pour racheter les portefeuilles de concurrents en faillite, de brevets triviaux tous plus ridicules les uns que les autres, ou des « procès du siècle ” qui s'enchaînent. Cet intérêt croissant a culminé le 24 août 2012, avec la condamnation de Samsung, jugé coupable par un juri californien d'avoir contrefait des brevets d'Apple sur des téléphones mobiles. Cette sanction de plus d'un milliard de dollars a concrétisé le testament de Steve Jobs, tel que rapporté dans sa biographie posthume: « Je vais détruire Android, parce que c'est un produit volé, j'entends bien mener une guerre thermonucléaire là-dessus ».

Le présent article ne dresse pas l'inventaire de tous ces événements. Son objectif est plutôt de montrer, à partir d'un brevet logiciel particulier détenu par Apple, et qui a récemment été appliqué avec succès devant un tribunal allemand, comment une telle guerre thermonucléaire risque d'exploser en Europe, si le projet de brevet unitaire venait à être adopté en son état actuel.

L'arme de destruction massive

Dès lors qu'une guerre doit être étudiée, une question essentielle est de savoir précisément quelles armes sont utilisées pour provoquer des dommages. Ici, nous allons mettre l'accent sur un brevet détenu par Apple, qui faisait partie des brevets pour lesquels Samsung a été reconnu contrefacteur aux États-Unis – mais dans un jugement susceptible d'appel. Apple semble accorder à ce brevet une certaine importance, car celui-ci tente d'être appliqué dans le monde entier contre divers fabricants de téléphones Android. Et le 13 septembre, un tribunal à Munich a trouvé qu'il était contrefait par certains appareils de la société Motorola Mobility – une filiale de Google, achetée pour 12,5 milliards de dollars en 2011.

Ce brevet, communément appelé « brevet sur le rebond du défilement au-delà de la fin d'un document » (overscroll bounce patent), est très simple à comprendre. Lorsqu'il s'agit de comprendre la portée d'un brevet – afin de savoir si un produit concurrent l'enfreint, et s'il le fait, quelle est la partie exacte du produit contrefait qui est concernée, et de quelle manière est-elle contrefactrice –, les revendications du brevet, telles qu'écrites dans le texte du brevet, doivent être lus attentivement. Pour la simple raison que les revendications de brevets sont l'exacte définition formelle de ce qui est couvert par le droit d'exclusion conféré par le brevet.

La revendication principale de ce brevet est rédigée ainsi (références aux dessins omises) :

1. Un procédé mis en œuvre par ordinateur, comprenant : par un dispositif à afficheur à écran tactile : la détection d'un déplacement d'un objet sur ou à proximité de l'afficheur à écran tactile ; en réponse à la détection du déplacement, la translation d'un document électronique affiché sur l'afficheur à écran tactile dans une première direction ; caractérisé par, en réponse à la translation, dans la première direction, du document électronique au-delà d'un bord du document électronique pendant que l'objet est toujours détecté sur ou à proximité de l'afficheur à écran tactile, l'affichage d'une zone au-delà du bord du document ; et en réponse à la détection que l'objet n'est plus sur ou à proximité de l'afficheur à écran tactile, la translation du document électronique dans une seconde direction jusqu'à ce que la zone au-delà du bord du document électronique ne soit plus affichée.

Écrit de cette manière, le brevet se révèle peut-être au final pas si simple à comprendre. Mais il s'agit typiquement du langage employé dans une revendication de brevet. Et cette revendication-ci est assez claire comparée à beaucoup d'autres revendications de brevets logiciels. Si on la lit lentement encore et encore, on est susceptible de la comprendre. Alors que pour beaucoup de brevets logiciels, les revendications écrites ne sont même pas comprise par l'ingénieur informatique qui a écrit le logiciel correspondant.

L'astuce est de comprendre que « l'objet » évoqué par cette revendication est un doigt – ce qui est l'objet de la revendication 3 : « Le procédé mis en œuvre par ordinateur de la revendication 1, dans lequel l'objet est un doigt. » – ou tout autre moyen de saisie sur un écran tactile, tel qu'un stylet, puisque la revendication est rédigée de manière à englober tous les moyens possibles. En ayant ceci à l'esprit, il devient clair que la revendication porte sur l'effet se produisant sur un smartphone ou une tablette numérique, lorsque l'on fait défiler un document électronique et que lorsque l'on atteint la fin du document, on continue de faire défiler. Apparaît alors une zone grise – ou noire, ou blanche, ou de n'importe quelle couleur – après la fin du document, qui fait que l'on relâche le doigt, ce qui entraîne un rebond du document en sens inverse, jusqu'à ce que la fin de celui-ci coïncide avec le bas de l'écran. D'habitude, lorsqu'on atteint la fin de l'écran, le défilement s'arrête et l'on peut se demander si l'écran n'est pas juste en train de ne plus répondre aux mouvements du doigt. À l'inverse, cette revendication de brevet révèle une méthode pour avertir que l'on a atteint la fin du document et qu'il faut relever le doigt.

Voici un exemple de mise en œuvre dans un code informatique :


while (user_input == 'down') {
  if (current_pos <= end_doc)
    scroll(doc, ++current_pos);
  else
    scroll(doc + grey_area, ++current_pos)
}
if (current_pos > end_doc)
  bounce(doc, end_doc)

Mais le problème ne réside pas dans le fait qu'il s'agisse ou non d'une brillante idée. Le principal souci est que cette revendication de brevet n'est rien d'autre que du traitement de données. En effet, toute mise en œuvre de cette revendication revient à détecter une action de l'utilisateur saisissant des données – un défilement vers le bas – sur un document, et si une condition est vérifiée – la fin du document atteint le bas de la zone d'affichage – à déclencher un traitement de données supplémentaire – afficher une zone uniforme après le document – jusqu'à ce qu'une autre condition soit satisfaite – plus de données saisies de la part de l'utilisateur –, entraînant un dernier traitement de données – afficher le bas du document avec un rebond animé.

Il s'agit sans conteste d'un pur brevet logiciel, dans le sens où l'enseignement de ce brevet réside uniquement dans du traitement de données.

Est-ce une arme conventionnelle ?

En fait, le droit des brevets en Europe, tel que défini dans la Convention sur le brevet européen (CBE) – un accord international transposé à l'heure actuelle dans 38 législations nationales – interdit explicitement la brevetabilité des innovations logicielles (nous soulignons) :

Article 52 – Inventions brevetables
(1) Les brevets européens sont délivrés pour toute invention dans tous les domaines technologiques, à condition qu'elle soit nouvelle, qu'elle implique une activité inventive et qu'elle soit susceptible d'application industrielle.
(2) Ne sont pas considérés comme des inventions au sens du paragraphe 1 notamment : a) les découvertes, les théories scientifiques et les méthodes mathématiques ; b) les créations esthétiques ; c) les plans, principes et méthodes dans l'exercice d'activités intellectuelles, en matière de jeu ou dans le domaine des activités économiques, ainsi que les programmes d'ordinateur ; d) les présentations d'informations.
(3) Le paragraphe 2 n'exclut la brevetabilité des éléments qu'il énumère que dans la mesure où la demande de brevet européen ou le brevet européen concerne l'un de ces éléments, considéré en tant que tel.

Clairement, la revendication ci-dessus se réfère à un programme d'ordinateur, qui n'est rien d'autre qu'une méthode mathématique – tout traitement de données peut être écrit avec des équations mathématiques. Qui plus est, elle a pour but de répondre à un activité intellectuelle – faire défiler un document en réponse à l'intention d'un utilisateur – et propose une solution consistant en une présentation d'informations – afficher une zone en-dessous de la fin du document et faire rebondir le document. Visiblement, ce brevet logiciel offre toutes les raisons de ne pas être considéré comme une invention brevetable, selon la CBE.

Néanmoins, le brevet à été accordé. L'Office européen des brevets (OEB) – l'organisme, mis en place par la CBE, chargé de la délivrance des brevets – a dans les faits adopté depuis plus de 20 ans une pratique basée sur cette restriction des exceptions « en tant que telles » à la brevetabilité, telle que précisée dans l'article 52.3 de la CBE. Pour l'OEB, l'expression « en tant que tel » signifie que les exclusions de la brevetabilité définies dans l'article 52.3 ne sont applicables que si et seulement si l'invention revendiquée n'implique aucun effet « technique ». Si l'invention revendiquée résout un problème technique, est basée sur une solution technique ou implique des moyens techniques, alors l'objet revendiqué n'est pas considéré comme étant en tant que tel et devient dès lors brevetable.

La faille dans ce raisonnement est évidente : tout repose sur la définition de ce qui est technique. Mais l'OEB n'a jamais défini la notion de technique – admettant même dans une décision, que « son interprétation – relativement large – du terme “invention” figurant à l'article 52(1) CBE inclut des activités qui sont si courantes que leur caractère technique tend à être négligé, par exemple l'acte consistant à écrire en utilisant un stylo et du papier ».

La contribution « technique » du brevet sur le rebond du défilement au-delà de la fin d'un document n'est pas si évidente. Le premier examen par l'OEB s'est demandé ce qu'était le problème « technique » que ce brevet était censé résoudre (nous traduisons) :

L'objet de la revendication 2 [qui a été renumérotée par la suite en revendication 1, telle que citée ci-dessus] diffère de ce qui est révélé par le document D1 [US 2004/021676 A1] en ce que le document peut être translaté au-delà de son bord, qui est alors aligné avec le bord de la fenêtre de visualisation quand le mouvement du doigt n'est plus détecté.

Il n'est pas clair de trouver quel problème technique est résolu par cette fonctionnalité. La demande identifie le problème à résoudre comme étant la mise en œuvre de la translation de manière à refléter l'intention de l'utilisateur. Cependant, en se basant sur la formulation de la revendication 2, il est clair que « l'objet est toujours détecté sur l'afficheur à écran tactile » même après qu'« un bord du document électronique a été atteint », que l'intention de l'utilisateur ne soit pas d'aligner le bord du document sur celui de la fenêtre de visualisation mais de continuer à déplacer le document électronique au-delà de son bord ; par conséquent, les fonctionnalités précitées vont à l'encontre de l'intention de l'utilisateur.

Il faut noter que l'examinateur de l'OEB ne demande même pas si l'objet revendiqué est brevetable, la pratique de l'OEB est d'ignorer l'exclusion de l'article 52.2 CBE et de seulement vérifier si l'invention revendiquée est nouvelle, c'est-à-dire : existe-t-il un art antérieur révélant ce qui est revendiqué, et si ses caractéristiques « techniques » impliquent une activité inventive, c'est-à-dire : existe-t-il une contribution non évidente à ce qui existait avant l'invention revendiquée – i.e. à l'état de la technique. Puisque ce premier examen n'est pas parvenu à comprendre en quoi résiderait le problème en jeu, il se conclut ainsi :

Puisque, selon la définition de l'objectif, les caractéristiques additionnelles définies dans la revendication 2 soit ne servent pas à résoudre un problème technique (i.e., elles sont de pures options de conception), soit correspondent à des techniques connues de conception d'interface utilisateur, l'objet de la revendication 2 n'implique pas d'activité inventive au sens de l'article 33(3) PCT.

Mais le demandeur a l'opportunité de discuter avec l'examinateur de l'OEB. La justification de l'objectif « technique » de l'invention revendiquée, telle qu'exprimée par le conseil en brevets d'Apple, vaut la peine d'être lue (nous traduisons, soulignés dans le texte) :

(A) en réponse à un bord du document électronique étant atteint alors que le document électronique est translaté dans une première direction tandis que l'objet est toujours détecté sur ou à proximité de l'afficheur à écran tactile, afficher une zone au-delà du bord du document; et
(B) en réponse à la détection que l'objet n'est plus sur ou à proximité de l'afficheur à écran tactile, translater le document dans une seconde direction jusqu'à ce que la zone au-delà du bord du document électronique ne soit plus affichée.

La combinaison de ces différences conduit à l'effet technique consistant à fournir à l'utilisateur une indication visuelle très accrocheuse bien que simple qu'un bord ou plusieurs d'un document électronique sont affichés, signalant ainsi effectivement à l'utilisateur d'arrêter ses mouvements de défilement, tout au moins dans la direction donnée. Sans une telle indication accrocheuse, un utilisateur, pensant probablement que l'écran tactile répond mollement au mouvement de l'objet, continuerait son mouvement de défilement bien que le bord ait déjà été atteint, et cela prendrait un peu de temps avant que l'utilisateur ne réalise qu'il peut arrêter de saisir son mouvement car il ne conduirait à aucune action de défilement supplémentaire. Puisque le défilement revient basiquement à parcourir rapidement une représentation optique d'une base de données pour en extraire un élément, l'invention doit être perçue dans le contexte global de l'extraction de données dans un appareil électronique, ce qui est généralement considéré comme étant un objet technique. L'invention rend la procédure d'extraction plus rapide, en ce que l'on évite de multiples tentatives de saisies superflues lorsque l'on atteint la fin de la base de données (du document). Ceci est réalisé en indiquant visuellement l'état interne de l'appareil à l'utilisateur, i.e. que le mode de défilement n'est plus disponible (tout au moins dans la direction choisie) et que l'appareil a basculé dans un mode stable, suscitant donc une interaction supplémentaire de l'utilisateur avec l'appareil.

Le problème technique objectif résolu par la présente invention peut donc être vu comme la fourniture à l'utilisateur d'une méthode de défilement plus rapide permettant de distinguer aisément les modes internes de défilement et non-défilement de l'appareil électronique, visant ainsi à une interface homme-machine plus efficace pour les recherches dans une base de données. Ceci se rapporte clairement à un problème technique, l'opérabilité de l'appareil devant être améliorée.

Ainsi, voilà en quoi consisterait réellement l'invention revendiquée : une interface homme-machine plus efficace pour les recherches dans une base de données ? Mais – attendez une seconde – c'est précisément ce pour quoi est fait un programme d'ordinateur en tant que tel : extraire, traiter, afficher des données depuis et vers une interface homme-machine. S'il ne s'agit pas ici d'un brevet logiciel per se, il n'existe rien qui puisse l'être. Néanmoins, le conseil en brevet d'Apple n'a fait que répéter la réalité : « l'extraction de données est généralement considérée comme étant un objet technique », c'est-à-dire brevetable, dans la pratique habituelle de l'OEB.

Cela a suffit à convaincre l'OEB que le rebond du défilement au-delà de la fin d'un document était en effet brevetable. Et la réponse de l'OEB est allée encore plus loin (nous traduisons) :

le demandeur a soumis que le problème technique objectif résolu par la méthode de la revendication 1, au regard de l'art antérieur le plus proche, est d'informer l'utilisateur de l'état interne de l'appareil, i.e., que l'appareil fonctionne correctement et reçoit les saisies de l'utilisateur, et d'éviter de multiples tentatives de saisies superflues (par ex., si l'utilisateur perçoit l'absence de réponse à ses mouvements de saisie, comme dans D1, comme une opération de saisie défectueuse) alors qu'il n'y a plus aucun contenu de disponible à faire défiler.

On y est : « informer l'utilisateur » est devenu un problème « technique ». Avec ce seul brevet logiciel accordé, l'OEB a balayé pas moins de quatre des exceptions à la brevetabilité énoncées par la CBE: les méthodes mathématiques – nous avons exposé ci-dessus un algorithme, et les algorithmes sont une branche des mathématiques –, les méthodes dans l'exercice d'activités intellectuelles – puisque le brevet sur le rebond du défilement au-delà de la fin d'un document vise à aider l'utilisateur à réaliser qu'il a atteint la fin d'un document –, les programmes d'ordinateur – nous avons montré qu'il s'agissait d'un brevet logiciel – et les présentations d'informations – puisque le problème est prétendu être la présentation d'une information à l'utilisateur. Il s'agit sans l'ombre d'un doute d'une arme non conventionnelle !

L'actuel théâtre des opérations

Mais, vous allez demander s'il n'existe pas une sorte d'agence de l'ONU qui puisse faire quelque chose contre la prolifération d'armes non conventionnelles ? Et bien, il existe un tel organe, le problème est qu'il est complètement intégré à l'OEB lui-même. Lorsque quelqu'un pense qu'un brevet a été délivré par erreur par la division d'examen de l'OEB – ou, inversement, lorsqu'un demandeur estime que l'examinateur n'aurait pas dû rejeter sa demande de brevet –, il peut déposer une plainte devant la division d'opposition de l'OEB, jusqu'à neuf mois après la décision de délivrer – ou, respectivement, de rejeter – le brevet.

Trois parties s'opposent actuellement devant l'OEB au brevet sur le rebond du défilement au-delà de la fin d'un document : Motorola Mobility, HTC et Samsung. Mais il est remarquable qu'aucun de ces opposants ne le fait en arguant que ce brevet est un brevet logiciel qui aurait dû être exclu de la brevetabilité selon la CBE. Au lieu de ça, ils ont réalisé des recherches fouillées pour trouver des documents de l'art antérieur prouvant que l'invention présumée n'est pas nouvelle ou n'implique pas d'activité inventive. Les raisons sont assez simples à comprendre. Tout d'abord, la division d'opposition de l'OEB suit la même pratique et la même interprétation de la CBE que sa sœur, la division d'examen. Aussi, rien ne sert d'argumenter sur l'exigence d'objet brevetable qui seraient regardée – pardon : qui ne serait même pas regardée – comme elle l'a été – ne l'a pas été – lors de l'examen. Ensuite, l'opposition n'a aucun sens dans un domaine que le droit exclu de la brevetabilité. Les acteurs économiques de ce domaine ne sont pas censés se préoccuper des brevets. Et ceux qui le font sont également des détenteurs de brevets qui ne veulent pas qu'une décision n'exclue leurs propres brevets dans le même mouvement que celui auquel ils s'opposent. En effet dans cette affaire, les trois grosses entreprises qui s'opposent au brevet d'Apple possèdent également un gros portefeuille de brevets logiciels.

Et une fois que la division d'opposition de l'OEB a rendu une décision, si les parties tierces ou le demandeur ne sont toujours pas satisfaits, ils peuvent déposer un recours devant une chambre de recours technique de l'OEB. Les chambres de recours techniques sont presque des tribunaux, et exceptionnellement leurs décisions peuvent être examinées par la Grande chambre de recours de l'OEB. Mais toutes ces chambres de recours ne sont absolument pas des tribunaux indépendants, selon la Charte de l'UE sur les droits fondamentaux ou la Convention européenne sur les droits fondamentaux. Les juges qui siègent dans ces chambres de recours comprennent non seulement des juges avec des qualifications juridiques comme d'ordinaire, mais également des ingénieurs avec une qualification technique et une formation juridique de base. Qui plus est, les chambres de recours sont administrativement et organisationnellement rattachées à l'OEB. Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que la pratique de l'OEB consistant à délivrer des brevets logiciels malgré leur exclusion selon la CBE, ait suivi des décisions des chambres de recours qui ont été codifiées dans les directives d'examen de l'OEB. En résumé, la branche « judiciaire » de l'OEB se confond avec son exécutif. Et il ne faut pas compter sur un organe législatif pour garantir un contre-pouvoir démocratique : le législateur de l'OEB est son Conseil d'administration, principalement composé des directeurs des offices de brevets nationaux. Le résultat des courses est que l'OEB joue un rôle majeur – on peut même dire le premier rôle – dans l'élaboration du droit des brevets.

Mais quelque viciée que soit la procédure d'opposition à l'OEB, il faut souligner qu'elle n'intervient qu'a posteriori. Le brevet a déjà été délivré, l'arme est prête à faire feu. Et c'est exactement ce qu'Apple fait en poursuivant divers constructeurs de téléphones Android dans divers tribunaux européens – et également à travers le monde, mais le présent article se focalise sur le vieux continent. Pour être exact, une fois que l'OEB a délivré le brevet, il reste quelques obligations supplémentaires : il doit être validé par chaque office national de brevets désigné par le détenteur du brevet. Mais il s'agit juste d'une formalité, pour laquelle la seule exigence est généralement de déposer une traduction du brevet, dans son intégralité ou seulement des revendications, dans une langue nationale. Cette exigence de traduction est même assouplie pour les pays qui ont signé le protocole de Londres, un accord international optionnel complétant la CBE, qui dispense de l'exigence de traduction.

Ensuite, le champ de bataille actuel pour les brevets, ce sont les tribunaux nationaux. Ils ont la compétence pour décider si un brevet a été enfreint et, si c'est le cas, pour imposer des sanctions, y compris des injonctions préliminaires ou définitives afin d'empêcher le contrefacteur potentiel ou avéré de vendre le produit ou le service contrefacteur supposé ou avéré. La portée des jugements est bien entendu limitée au territoire national. Cela signifie qu'en théorie, un détenteur qui pense que son brevet a été enfreint dans toute l'Europe, doit intenter des actions en justice dans chaque juridiction nationale. Uniquement théoriquement, parce qu'en pratique, une fois qu'un jugement définitif a été rendu par un tribunal national, les parties sont amenées dans la plupart des cas à considérer que les tribunaux des autres pays adopteraient le même raisonnement. Au lieu de dépenser du temps et de l'argent dans d'autres actions en attente, elles préfèrent le plus souvent trouver un accord extra-judiciaire.

Dans notre cas, le jugement décisif est venu d'une court de district à Munich. Bien que nous n'ayons pas pu lire le prononcé, nous pouvons estimer sans crainte que ce jugement n'est pas surprenant. En effet, les tribunaux allemands ont adopté depuis plus de dix ans une jurisprudence totalement en ligne avec les pratiques de l'OEB. Il n'entre pas dans le cadre du présent article d'exposer la jurisprudence de chaque Étatt membre de l'UE. On se contentera de dire que l'activité du contentieux des brevets dans l'UE n'est significative que dans quatre pays : l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. D'après une étude commandée par la Commission européenne, ces quatre pays « comptent pour environ 90% de tous les contentieux sur des brevets dans l'UE ». La jurisprudence française est la plus réticente à confirmer la validité des brevets logiciels, mais il ne s'agit pas d'une jurisprudence constante. Les tribunaux britanniques, après avoir développé un test excluant la plupart des brevets logiciels pour n'être que des actes mentaux, ont finalement cédé à la pression de l'OEB, suite à une décision d'une chambre de recours ayant déclaré que cette pratique du Royaume-Uni était irréconciliable avec la CBE. Nous avons déjà remarqué une affaire à La Haye, dans laquelle un brevet logiciel d'Apple avait été appliqué contre Samsung, conduisant à une injonction préliminaire. Ce qu'il faut retenir est qu'il existe indubitablement une influence de l'OEB sur les tribunaux nationaux.

Mais le système juridictionnel allemand pour les brevets possède quelques caractéristique qui le rende particulièrement attractif pour les détenteurs de brevets. Nous allons détailler ces caractéristiques immédiatement, car la Cour unifiée des brevets, telle qu'envisagée actuellement par l'UE, adopterait de telles spécificités.

L'escalade thermonucléaire

Après avoir exposé en détail l'état des lieux quant aux brevets logiciels en Europe, il est temps maintenant d'aborder les évolutions envisagées. Le système européen des brevets est actuellement en cours de réforme par l'Union européenne (UE). Au lieu d'avoir des faisceaux de brevets nationaux délivrés par l'OEB, puis validés auprès de chaque office national désigné, un nouveau brevet unitaire est censé être créé, sans exigence supplémentaire de validation ni de traduction. L'OEB serait toujours l'autorité de délivrance pour le brevet unitaire, mais sa portée géographique s'étendrait à 25 pays d'un coup – l'Espagne et l'Italie ayant refusé de rejoindre ce projet. En outre, l'effet uniforme du brevet unitaire serait appliqué devant une Cour unifiée des brevets (UPC, pour Unified Patent Court, en anglais). Les litiges à propos des brevets traditionnels de l'OEB seraient également régis par l'UPC, dépossédant ainsi les tribunaux nationaux de leur compétence actuelle en la matière.

Puisque l'OEB délivrerait des brevets unitaires, de la même manière qu'il délivre aujourd'hui des faisceaux de brevets nationaux, on peut se demander s'il y aurait un quelconque changement véritable avec le projet de brevet unitaire/UPC. La réponse est malheureusement et sans aucun doute positive. Pour diverses raisons, la situation quant aux dégâts causés par les brevets logiciels en Europe empirerait, avec plusieurs degrés de magnitude.

Premièrement, le brevet unitaire introduirait, par définition, un changement d'échelle dans les droits conférés. Puisqu'un brevet est un doit accordé par l'État d'exclure des concurrents de l'utilisation d'une technique inventive, le brevet unitaire étendrait un tel pouvoir d'exclusion de quelques territoires nationaux à l'UE entière – moins l'Espagne et l'Italie.

Ceci peut aisément être compris avec notre exemple du brevet sur le rebond du défilement au-delà de la fin d'un document et son application accordée par le tribunal de Munich. Puisque cette cour allemande a trouvé que Motorola Mobility avait enfreint le brevet d'Apple, ce dernier est habilité à se voir accorder une injonction contre son adversaire, interdisant la vente des produits contrefacteurs en Allemagne, voire stipulant la destruction des produits existants. Avec le brevet unitaire et la Cour unifiée des brevets, un tel blocage et une telle destruction couvrirait non seulement le marché allemand, mais l'ensemble du marché européen – moins l'Espagne et l'Italie.

Par conséquent, le premier changement introduit par le projet serait une amplification des dommages causés par les brevets, y compris par les brevets logiciels, délivrés par l'OEB.

Deuxièmement, puisque le principal objectif affiché du projet est de donner un « accès au système [européen] de brevet plus facile [et] moins coûteux », on peut en déduire que cela conduirait à un accroissement significatif des demandes de brevets, des brevets accordés et des actions en justice sur les brevets. S'il en allait autrement, cela signifierait un échec du projet. Mais l'effet de bord d'une telle inflation, tel qu'il a été observé dans le système des brevets des États-Unis, est la délivrance d'un bien plus grand nombre de brevets douteux, et particulièrement de brevets logiciels, résultant en une explosion des contentieux sur les brevets.

La raison simple à cela est qu'il existe une pression des demandeurs de brevets sur les offices de délivrance des brevets, conduisant à une qualité moindre des examens. En outre, une pression similaire est exercée sur les juges des brevets pour qu'ils rendent leurs décisions plus rapidement, également au détriment de leur qualité. Une telle pression est causée par la peur d'arriérés insolubles tant des demandes de brevets que des contentieux. Qui plus est, comme nous l'avons vu avec le brevet sur le rebond du défilement au-delà de la fin d'un document, les brevets logiciels sont particulièrement exposés car les innovations informatiques sont faciles à développer – il suffit de regarder l'exemple d'algorithme ci-dessus – et abondantes – un seul smartphone est jugé comprendre des centaines, si ce n'est des milliers, d'algorithmes brevetés tels que celui-ci.

Par conséquent, un second changement introduit par le projet résiderait dans une explosion des contentieux sur des brevets de mauvaise qualité, et particulièrement des brevets logiciels, délivrés par l'OEB.

Troisièmement, comme nous l'avons anticipé à la section précédente, l'UPC emprunterait des caractéristiques inquiétantes au modèle allemand de contentieux des brevets. Il faut noter que le gouvernement de Berlin a fait pression sur le Conseil pour inclure ces caractéristiques dans la juridiction unifiée des brevets envisagée dès octobre 2007.

La principale caractéristique est appelée « bifurcation » ou « séparation des procédures en invalidité et en contrefaçon ». Cela signifie que si l'on est accusé de contrefaire des brevets, on ne peut soulever une défense basée sur l'invalidité des brevets en jeu. Au lieu de ça, le défenseur doit intenter une autre action en justice pour les révoquer. L'avantage avancé d'une telle séparation est l'accélération des procédures en contrefaçon. En effet, dans le système allemand des contentieux de brevets, tout comme l'UPC envisagée, le juge dans le procès pour contrefaçon ne sera pas obligé de suspendre le procès en attendant qu'une décision définitive sur la validité – ou l'invalidité – des brevets soit rendue. Cela permet d'éviter d'examiner en détail les considérations techniques sur la portée des brevets et de se concentrer sur la question beaucoup plus simple de savoir si les brevets a priori valides ont été contrefaits.

L'inconvénient évident d'un système de bifurcation est qu'il est déséquilibré en faveur des détenteurs de brevets. Ceux-ci peuvent en effet réussir à obtenir une injonction, même si les brevets en jeu sont jugés ensuite invalides. Il existe bien entendu des garde-fous, par exemple le détenteur de brevets doit déposer une caution pour que l'injonction soit exécutée. Mais l'interdiction de vendre un produit ou un service peut être fatale au défendeur, surtout s'il s'agit d'une petite ou moyenne entreprise (PME).

Il faut souligner que la volonté d'introduire une bifurcation dans le projet de brevet unitaire/UPC est si forte que le règlement sur le brevet unitaire comprend à juste titre des dispositions sur la contrefaçon directe ou indirecte et sur les limitations aux droits conférés par un brevet, mais que le droit matériel des brevets, définissant ce qui est brevetable ou non et à quelles conditions, a été délibérément exclu du règlement – ce qui, selon nous, ne respecte pas les traités de l'UE. Cela implique que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) serait compétente pour examiner les décisions relatives à la contrefaçon, alors que celles sur l'invalidité lui échapperaient.

Une autre caractéristique commune au système allemand de contentieux des brevets et au projet d'UPC est d'avoir des juges techniques siégeant aux côtés des juges juridiques. Ces juges techniques sont des ingénieurs, avec une formation minimale en droit des brevets. Leur formation et leur expérience technique est censé aider à la compréhension des considérations techniques servant à définir la portée des brevets. Mais, ici également, l'inconvénient est que ces juges techniques ont de grandes chances de ne jamais remettre en question ni les pratiques définissant la brevetabilité, y compris lorsque cela est fait envers l'esprit et la lettre du droit écrit des brevets, ni d'équilibrer les droits conférés par le droit des brevets en conflit avec d'autres domaines juridiques, tels que le droit de la concurrence ou les droits et libertés fondamentaux. Encore une fois, cela confine les décisions au microcosme des brevets, en faveur des détenteurs de brevets.

Par conséquent, d'autres changements introduits par le projets résulteraient en une absence de questionnement de la légalité des pratiques de l'OEB consistant à délivrer des brevets logiciels.

Quatrièmement, les inconvénients soulevés ci-dessus à propos des juges techniques sont amplifiés par le caractère spécialisé de la Cour unifiée des brevets. Il existe une demande récurrente du microcosme des brevets que, le droit des brevets étant si complexe, seuls des tribunaux spécialisés seraient à même de rendre des jugements rapides et, avant tout, prévisibles. Cette demande revient à réclamer une juridiction d'exception, sans juge ordinaire, mais seulement avec des membres du microcosme des brevets.

Heureusement – ou malheureusement – le système de contentieux des brevets des États-Unis offre un exemple désastreux des impacts générés par une cour spécialisée en brevets. Depuis trente ans, les recours sur les contentieux des brevets sont centralisés à la Cour d'appel du Circuit fédéral (CAFC, Court of Appeal for the Federal Circuit en anglais). Les commentateurs et la littérature académique sont unanimes à reconnaître qu'une telle cour spécialisée en brevets a conduit à un biais en faveur des détenteurs de brevets et à une extension de la brevetabilité, y compris au logiciel. La Cour suprême des États-Unis a dû à plusieurs reprises corriger les dérives de la CAFC. Malheureusement, à l'égard des brevets logiciels, la Cour suprême n'a pas encore saisi l'opportunité de prononcer clairement l'exclusion des logiciels de la brevetabilité.

Par conséquent, les changements introduits par le caractère spécialisé de la Cour unifiée des brevets soulignent le besoin de soumettre les décisions de celle-ci à un examen d'une cour généraliste indépendante, à savoir la CJUE.

Il résulte de ceci que cette guerre des brevets thermonucléaire a pour épicentre les États-Unis. Pour l'instant. Mais, comme nous l'avons montré, il est plus que probable que le brevet unitaire et la Cour unifiée des brevets la fassent exploser aussi en Europe.

Pour éviter un tel désastre, nous avons élaboré des amendements qui règlent la plupart des problèmes soulevés ci-dessus : ils réaffirment clairement la non-brevabilité des logiciels, et mettent le système européen des brevets sous le contrôle de l'UE, au lieu d'abandonner davantage de pouvoirs à un Office européen des brevets incontrôlable et irresponsable. Nous avons aussi mis en place un outil pour que vous puissiez contacter – gratuitement – des membres du Parlement européen et leur demander de soutenir ces amendements.