Désunion et anti-européanisme de l'Union européenne avec le brevet unitaire

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Mardi 16 octobre 2012, la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale a auditionné Gérald SÉDRATI-DINET, conseil bénévole pour l'April sur les questions de brevets, en présence des députés rapporteurs sur ce dossier, Mme Audrey LINKENHELD, députée SRC (Groupe Socialiste, républicain et citoyen) de la 2ème circonscription du Nord) et M. Jacques MYARD, député UMP (Groupe Union pour un mouvement populaire) de la 5ème circonscription des Yvelines.

Discours introductif

Madame et Monsieur les députés, Monsieur le conseiller, merci tout d’abord de m’avoir convié à cette audition sur le brevet unitaire. C’est un sujet sur lequel je travaille depuis une dizaine d’années, à l’époque où on l’appelait « brevet communautaire ». Je le fais en tant que conseil bénévole pour l’April, qui est une association de promotion et de défense du logiciel libre. L’April s’intéresse à ce dossier parce qu’il entraînerait une reconnaissance, de fait, des brevets logiciels – identifiés comme étant la principale menace empêchant l’utilisation de logiciels libres. Pourtant, je ne vais que très peu vous parler de brevets logiciels aujourd’hui. Le sujet est plus vaste et puisque je me trouve devant des membres de la commission des affaires européennes, je vous propose plutôt de vous montrer combien dans ce projet, l’Union européenne fait paradoxalement preuve de désunion et d’anti‑européanisme.

Premièrement et de manière évidente, la procédure de coopération renforcée, qui a été adoptée pour légiférer, est en soi un aveu de l’échec d’une mise en place pleine et entière d’un véritable instrument communautaire. Je me garderai de faire un quelconque pronostic quant à la légalité de cette procédure, puisque – comme vous le savez – elle fait l’objet d’un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), sur lequel l’avocat général, Yves Bot, devrait rendre un avis dans un peu plus d’un mois. Mais je me contenterai, en suivant le professeur Mathias Lamping de l’Institut Max Planck de Munich, de relever que l’utilisation de la coopération renforcée dans le cadre du brevet unitaire soulève de sérieuses objections quant à sa conformité avec les traités. Un, elle est en tension avec les fondements de ce mécanisme d’intégration différenciée, violant en ce sens les principes de loyauté et de solidarité. Deux, elle ignore le rôle protecteur de l’exigence d’unanimité au regard des arrangements linguistiques. Trois, elle se rapporte à un domaine relevant à l’évidence des compétences exclusives de l’Union, pour lesquelles la solution d’une coopération renforcée est censée ne pouvoir s’appliquer. Quatre, elle cause un préjudice aux États non participants, ce qui entre directement en conflit avec l’exigence d’ouverture de la procédure. Enfin cinq, elle perturbe la cohérence du marché intérieur en conduisant à une discrimination et une distorsion de la concurrence. Bref, il existe de solides arguments qui pourraient conduire la CJUE à déclarer caduque le projet en cours de discussion. Et ce pour des raisons qui tiennent à la cohérence et à l’unité mêmes de l’UE, qui pourraient être ébranlées par un dangereux précédent si l’on autorisait le dévoiement du mécanisme de coopération renforcée, principalement pour court‑circuiter l’exigence d’unanimité.

Deuxièmement, l’architecture juridique du règlement sur le brevet unitaire révèle un abandon de pouvoir de l’Union au profit d’un organisme extra‑communautaire : l’Office européen des brevet (OEB) de Munich. Confier la délivrance des brevets unitaires à l’OEB, dont la gouvernance est l’objet d’une critique unanime en raison de la confusion des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire qui y règne, pose déjà problème. Mais à la différence des précédents projets de brevet communautaire qui déléguaient déjà la phase de délivrance à l’OEB, le règlement sur le brevet unitaire concède davantage à l’Office de Munich. Tout d’abord, il n’est plus prévu que l’UE adhère à la Convention sur le brevet européen  – la CBE. Qu’est‑ce que la CBE ? C’est un accord international régissant le droit des brevets en Europe. Et c’est cette convention qui a mis en place l’OEB. L’UE n’adhère donc pas à la CBE, certainement en raison de difficultés à le faire dans le cadre d’une coopération renforcée. Ceci a pour conséquence – et nous y reviendrons – que les règles de la CBE permettant la délivrance de brevets unitaires ne feront a priori pas partie du droit de l’Union. Mais insistons maintenant sur le fait que cela conduit à remettre sérieusement en cause la base juridique sur laquelle se fonde ce règlement. En effet le premier paragraphe de l’article 118 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) autorise l’Union à créer un nouveau titre de brevet offrant une protection uniforme. Or le texte du règlement – jusqu’à son intitulé même – est formulé de telle manière que seule la protection uniforme est prise en compte, mais qu’aucune création d’un nouveau brevet n’est mise en place. Au lieu de ça, le brevet unitaire ne serait qu’un brevet de l’OEB, tel qu’on le connaît déjà aujourd’hui, auquel on se contenterait de greffer un attribut « à effet unitaire ». Dès lors, la véritable base juridique ce n’est pas l’article 118 TFUE. Mais, comme le revendique le premier article du règlement, la base juridique du brevet unitaire devrait être trouvée dans l’article 142 de la CBE. Celui‑ci autorise en effet un groupe d’États contractants à conclure un accord particulier attribuant un caractère unitaire aux brevets délivrés par l’OEB pour ce groupe d’États. On sombre ici dans une dénaturation juridique prodigieuse : comment un instrument communautaire – un règlement – pourrait‑il être qualifié d’accord international ? Puisque « l’accord particulier » de l’article 142 CBE ne peut être compris autrement que comme étant une convention. On voudrait faire d’un acte normatif de l’Union un instrument de droit public international ! Qui plus est, le règlement unitaire est un acte de l’Union, et non de ses seuls États membres. Si ces derniers sont bien des États contractants de la CBE, nous avons vu que dans le projet actuel, l’Union n’en est pas un. L’article 142 CBE s’adresse aux États contractants de la CBE, donc à un accord entre les États membres. Mais l’Union, elle, n’a pas accès par la voie d’un règlement à la procédure de l’article 142 CBE. Nous pourrions nous arrêter sur ces simples constatations juridiques, qui ont été confirmées par la littérature académique, puisqu’elles montrent que le règlement actuel sera en tout état de cause invalidé. Mais la description de quelques entorses restantes vaut le détour !

Troisièmement en effet, on ne peut que constater que tout dans le projet vise à un évitement minutieux de la CJUE. Il faut dire que celle‑ci est venue jouer les trouble‑fêtes en ce qui concerne la mouture précédente de l’accord instituant une cour unifiée des brevets Elle a déclaré que ce dernier, en privant « les juridictions des États membres de leurs compétences concernant l’interprétation et l’application du droit de l’Union […] dénaturerait les compétences conférées aux institutions de l’Union et aux États membres qui sont essentielles à la préservation de la nature même du droit de l’Union ». Ce n’était déjà pas rien ! Mais qu’ont fait la Commission et les États membres pour répondre à cette critique ? Ils ont gardé le même projet en se contentant d’en exclure les États tiers. C’est‑à‑dire, les signataires de la CBE mais qui ne sont pas membres de l’UE – comme la Suisse, la Norvège, la Turquie ou Monaco. Autre réponse incomplète dans la version actuelle : l’ajout d’une garantie de responsabilité collective des États en cas de non respect du droit de l’Union par cette nouvelle cour unifiée des brevets. Au passage, l’UE en tant que telle n’est plus non plus partie à cet accord. Ce qui semble paradoxal étant donné que la CJUE avait souligné l’exigence qu’une telle cour s’inscrive dans le cadre juridictionnel de l’Union. Mais cela permet, en théorie, d’échapper à un nouveau retoquage de la part de la CJUE. Car celle‑ci ne manquerait pas de sanctionner le fait que la version actuelle du projet prive toujours les juridictions nationales de leurs compétences. Mais ce n’est pas tout : le règlement sur le brevet unitaire s’échine lui aussi à soustraire le maximum de dispositions au contrôle de la CJUE. Ainsi, dans la continuité d’une base juridique tentant de faire croire que ce brevet unitaire n’est pas un titre de l’Union, les règles du droit matériel des brevets – c’est‑à‑dire qu’est‑ce qui peut faire l’objet ou pas d’un brevet et selon quels critères –, ces règles ne figurent pas dans le règlement. Elles devraient être cherchées dans la CBE, c’est‑à‑dire dans une convention internationale externe au droit de l’UE. Cela permet ainsi que les décisions de l’OEB, de même que les jugements rendus par la nouvelle cour unifiée des brevets, ne soient pas susceptibles d’être revus par la CJUE en ce qui concerne la validité ou non des brevets en cause. Là ça nous ennuie vraiment pour le problème des brevets logiciels. Mais, ici encore, la littérature académique est unanime : on ne peut pas instituer, via le droit de l’UE, un titre de brevet de l’UE dont les conditions d’obtention ne feraient pas partie de ce même droit de l’UE. Et pourtant les chefs d’État et de gouvernement sont allés encore plus loin ! Les seules mesures du droit matériel des brevets qui figuraient dans le règlement étaient les dispositions qualifiant les actes de contrefaçon. Et bien, lors du sommet du Conseil européen du 29 juin 2012, il a été concédé au premier ministre britannique que ces articles devaient être supprimés du règlement sur le brevet unitaire. Puisqu’on trouvait des dispositions identiques dans l’accord instituant une cour unifiée des brevets. Le problème est double. D’une part, cet accord étant – comme nous l’avons vu – un accord inter‑étatique sans participation de l’UE en tant que telle, il n’entre pas dans le droit de l’UE. Par conséquent, la CJUE ne serait plus compétente sur aucun point du droit des brevets. Impossible de vérifier que les décisions de cette nouvelle cour des brevets spécialisée respectent bien le droit de l’Union. D’autre part, le Conseil européen – c’est‑à‑dire les chefs d’État et de gouvernement –, selon le traité de l’UE, « donne à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et en définit les orientations et les priorités politiques générales. Il n’exerce pas de fonction législative ». Tout ça a finalement eu le mérite de piquer au vif les parlementaires européens. La non‑conformité du texte avec le droit de l’Union était devenue trop évidente et l’ingérence des chefs d’État et de gouvernement inacceptable. Le Parlement a ainsi décidé d’ajourner le vote sur le dossier. Celui‑ci reste désormais bloqué jusqu’à ce que le Conseil se résolve à trouver une solution qui ne sorte pas des clous de la légalité – du moins pas trop !

Enfin, quatrièmement, après ces considérations très juridiques, il est impossible de ne pas aborder l’aspect politique du brevet unitaire. Car il trahit la quintessence d'un problème fondamental de l’Union – littéralement inscrit dans ses gènes. En effet, vous n’ignorez pas que ce dossier est ancien – un vieux rêve que l’on peut faire remonter à plus de soixante ans ! Depuis plus de soixante ans, on espère avoir en Europe un brevet qui s’étendrait à toute l’Union. Et depuis soixante ans, les propositions se succèdent et échouent toutes dans une impasse. Pourquoi ? Officiellement, on invoque en premier lieu la question des langues. Mais on a vu que ce problème avait été réglé – d’une manière dont la légalité demande encore confirmation — par l’emploi de la procédure de coopération renforcée. Sans parler de solutions déjà en place, comme le Protocole de Londres – que M. Myard connaît bien. Le problème des langues n’en est donc plus vraiment un. En second lieu, on admet que les précédents projets ont échoué à proposer un système juridictionnel qui satisfasse les usagers du système européen de brevets. Là, il faut faire attention, car qui sont exactement ces usagers ? Les détenteurs et les demandeurs de brevets, les offices qui les délivrent et les tribunaux devant lesquels ils s’exercent. Or, force est de constater – et le dossier du brevet unitaire en est une preuve flagrante – que tout ce petit monde évolue dans un microcosme où le droit des brevets a fini par s’isoler de l’ensemble des domaines juridiques. Et où les motivations mêmes ayant présidé à l’élaboration des systèmes de brevets ont été oubliées pour ne conserver comme seul et unique objectif l’accroissement – non pas de l’innovation – mais du nombre des brevets eux‑mêmes ainsi que de leur étendue. Bref, une bulle s’est créée. Et comme toutes les bulles, elle n’a de cesse de grossir… jusqu’à son éclatement ! Cependant il existe une autre raison – fondamentale celle‑là – aux échecs des tentatives précédentes. C’est que le brevet est avant tout un pouvoir – le pouvoir extraordinaire d’exclure des concurrents – qui est accordé par l’État. C’est‑à‑dire que l’État a ce pouvoir d’accorder du pouvoir – et en imprimant son sceau sur ce pouvoir qu’il a le pouvoir d’octroyer. Et cette caractéristique est l’une de celles essentielles qui justement fondent la notion d’État. Or que veut‑on faire avec le brevet unitaire et ses illustres malheureux prédécesseurs ? On voudrait que les États de l’Union abandonnent ce pouvoir qui les constitue à une instance qui les transcende. Alors, on pourrait le faire, à supposer qu’on accepte bien la règle du jeu. Et nous avons proposé des amendements corrigeant les principales illégalités que je viens de vous exposer. Mais pour le moment, on ne peut que prendre acte avec regret que ce n’est pas la volonté des gouvernements européens. Que font‑ils à la place ? Ils se chamaillent. On croirait voir une cour de récréation. Les garnements espagnols et italiens pleurnichent qu’on parlera la langue de leurs camarades anglais, allemand ou français et pas la leur ? On les envoie au piquet ! On craint que les cancres qui n’y connaissent rien aux brevets mettent la pagaille ? On leur donne un soutien scolaire et on les encadre avec des juges d’autres pays plus sérieux. Les trois lauréats du prix linguistique – Allemagne, Angleterre et France – se bagarrent pour savoir si le siège de la division centrale – qui semble soudain tellement important – de la cour – qui pourtant se prétend unifiée et décentralisée – ils se bagarrent donc pour savoir si ce siège ira chez l’un ou chez l’autre ? On les renvoie chacun chez soi avec une part du gâteau qu’on aura partagé entre eux. Le polisson britannique pleure qu’il ne veut pas être surveillé par la maîtresse CJUE ? On lui promet qu’au risque de brûler le règlement intérieur de l’école, cela n’arrivera pas. Quant au bon élève germanique ? Son excellence a été récompensée par un système sur mesures. Calqué sur celui qu’il connaît déjà. Où les brevets peuvent donner lieu à des punitions – on appelle ça des « injonctions » – avant de décider si celles‑ci était méritée – on appelle cela « bifurcation », avec des procédures en contrefaçon séparées de celles en invalidité, les premières n’ayant pas à attendre le résultat des secondes pour qu’un jugement soit prononcé. Et avec, comme en Allemagne, à côté des juges « ordinaires », « juridiques », tels qu’on conçoit un juge en France, des juges dits « techniques ». Qu’est‑ce que c’est que ces juge techniques ? Et bien ce sont des ingénieurs à qui l’ont aura tout de même dispensé une formation juridique — mais basique – sur le droit des brevets. Et rien n’interdit que l’on choisissent des membres de l’OEB pour être juges dans cette nouvelle cour unifiée des brevets. C’est‑à‑dire que les juges qui auront à juger des litiges sur le brevet unitaire seront choisis parmi les membres du microcosme des brevets, dénoncé plus haut. Sans oublier de confier le dossier à deux rapporteurs germaniques au Parlement européen et la question des langues à un italien conciliant. Voilà le jeu puéril qui se joue entre les États membres sur le brevet unitaire !

Après ce détour par la cour de récréation, j’aimerais redevenir un peu sérieux afin de conclure. Et il me semble qu’après cet exposé, une seule conclusion s’impose : le projet de brevet unitaire ne passera pas en l’état. Ou alors en force, mais dans ce cas il aura à souffrir d’une telle insécurité juridique qu’au moindre brevet délivré, il menacera de s’effondrer. En clair, on va dans le mur ! Et jusqu’ici on y fonce le plus vite possible ! Alors si l’on veut faire un brevet unitaire, il faut le faire bien ! Les amendements que nous proposons permettent d’éviter ces écueils. Toutefois, ils ne concernent que le règlement sur le brevet unitaire, puisque c’est le seul volet du dossier en co‑décision. Pour ce qui est de la cour unifiée des brevets, c’est une autre histoire. Mais, à l’heure où les brevets font la une, principalement à cause des brevets logiciels qui laissent planer la menace d’une « guerre thermonucléaire » – pour reprendre les mots du défunt patron d’Apple –, on voit bien que l’exemple du système de brevets des États‑Unis n’est pas celui à suivre. Ceux‑ci sont d’ailleurs pressés par les économistes de le réformer sérieusement, certains allant jusqu’à prôner son abolition pure et simple. Ce qui n’est pas une proposition farfelue : ça a déjà été fait pour faire décoller l’économie des Pays‑Bas ou de la Suisse à la fin du XIXe siècle. Qu’est‑ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l’Europe ne peut pas se permettre de mettre en place une cour centralisée et spécialisée, en ayant sous les yeux l’échec cuisant de l’exemple des États‑Unis, où la Cour d’appel du Circuit fédéral (CAFC) vient de fêter ses trente ans, avec à son palmarès la responsabilité de l’explosion des litiges liés aux brevets et de l’accroissement du domaine de la brevetabilité, entraînant des coûts pour l’économie qui se chiffrent en dizaines de milliards de dollars annuels. Là aussi des solutions existent. En promouvant la coopération judiciaire et en chapeautant la juridiction par une cour généraliste, seule à même d’équilibrer les droits extraordinaires conférés par les brevets avec l’ensemble des autres domaines juridiques, tels que le droit de la concurrence ou les droits et libertés fondamentaux. Je m’arrêterai sur ces pistes de solutions, pour pouvoir entrer dans les détails à l’aide de vos questions.