Le brevet unitaire sur le point d'être précipité dans le mur

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Nous avons été informés que la commission des affaires juridiques (JURI) du Parlement européen tiendra une réunion extraordinaire lundi 19 novembre 2012 à 19h pour un échange de vues sur l'état d'avancement du projet de brevet unitaire. Les discussions porteront vraisemblablement sur un compromis trouvé par le Conseil quant à une solution potentielle à la suppression controversée des articles 6 à 8 du règlement sur le brevet unitaire. Bien que le contenu d'un tel compromis ne soit pas divulgué, nous avons toutes les raisons de penser qu'il ne serait toujours pas conforme au droit de l'UE. En outre, tant de hâte et de secret font peser le doute sur une quelconque chance qu'il en résulte une solution viable.

MISE À JOUR : le texte du compromis a été révélé par PCInpact. Il confirme notre analyse de sa non conformité à l'article 118 TFUE.

Le 29 juin 2012, les chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne ont proposé de supprimer les articles 6 à 8 du règlement sur le brevet unitaire. Cependant, une telle suppression a été jugée incompatible avcec le droit de l'Union, puisque ces articles définissaient la matérialité même des droits conférés par les brevets unitaires, à savoir la définition d'une infraction directe ou indirecte et les exceptions à ces droits. Sans ces articles, le règlement aurait échouer à définir le minimum de droits matériels attachés au brevet unitaire, en contradiction avec la base juridique dans les traités de l'UE qui autorise l'Union à créer un tel brevet unitaire. Par conséquent, le Parlement européen a déclaré à raison que cette suppression était inacceptable et a repoussé son vote en plénière du projet. L'objectif avoué d'une telle suppression était d'éviter tout contrôle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sur les questions de droit matériel des brevets.

Depuis, le Conseil a tenté de trouver une improbable solution au dilemme consistant à échapper à la CJUE tout en restant conforme aux traités de l'UE. D'après les informations officieuses que nous avons pu obtenir, l'accord diplomatique conclu par le Conseil consisterait à remplacer les dispositions explicites des articles 6 à 8 par une simple référence aux dispositions équivalentes contenues dans l'accord sur une cour unifiée des brevets (UPC, pour Unified Patent Court en anglais).

Une telle solution ne se conformerait toujours pas au droit de l'Union, l'UPC étant une convention internationale externe au droit de l'UE. Ceci a été anticipé par l'Institut Max Planck Institute pour le droit de la propriété intellectuelle et de la concurrence dans une sévère critique du projet de brevet unitaire :

Le brevet européen à effet unitaire se divise en différents niveaux de droit international, de droit de l’UE et de droit national. L’effet combiné entre ces niveau est incertain. Entre autres exemples, la portée de la primauté du droit de l’UE vis‑à‑vis de la CBE ou le rôle du droit national vis‑à‑vis du règlement sur le brevet unitaire. La complexité serait même renforcée si la matérialité de la protection devait devenir dissimulée par un système de références juridiques en remplacement des articles 6 à 8 du règlement sur le brevet unitaire, comme cela est actuellement discuté en tant que formule de compromis.

Le professeur Hanns Ullrich, de l'Institut Max-Planck, en donne une explication :

Le premier paragraphe de l'article 118 TFUE autorise le Parlement européen et le Conseil a établir, selon la procédure législative ordinaire, les mesures relatives à la création de titres européens de propriété intellectuelle dans le cadre de l'établissement ou du fonctionnement du marché intérieur. En tant que compétence ayant été spécifiquement attribuée à l'Union, de surcroît à sa compétence d'harmonisation des législations [nationales] (article 114 TFUE), elle obéit à l'objectif particulier de faire progresser l'intégration du marché intérieur, que le législateur de l'Union ne peut pas simplement déléguer à un accord international consensuel entre (ni aux modifications ultérieurs des) États membres. Une telle délégation aurait pour effet de miner à la fois les règles institutionnelles [Non seulement le parlement n'aurait rien à dire, ni maintenant, ni ultérieurement lors d'une révision éventuelle de l'accord UPC, mais les règles sur la majorité (paragraphe 3 de l'article 16 TUE; articles 238 et 294 TFUE) seraient remplacées par un consensus à la fois entre les États membres et leurs parlements.] et l'autonomie politique de l'Union.

À côté de ces sérieux problèmes sur le font d'un tel compromis potentiel, la manière dont il est proposé soulève des inquiétudes tant pour les citoyens que pour les entreprises. En effet, la hâte et le secret entourant cette négociation amplifie les doutes quant à sa viabilité. Le document du Conseil n'est pas accessible au public. Rien n'a été publié par le Parlement européen jusqu'au jeudi 15 novembre, avec l'annonce de la réunion extraordinaire de JURI, alors que le seul jour travaillé restant entre la publication de l'ordre du jour et la tenue de cette réunion est un jour notoirement calme au Parlement européen — généralement désert le vendredi.

La seule déclaration publique qu'un compromis était sur le point d'être discuté au Parlement européen a été faite par le président de la commission JURI, le conservateur allemand Klaus-Heiner Lehne, au cours d'une intervention dans une conférence organisée par le cabinet d'avocats Taylor Wessing – dont Lehne est également un associé salarié. Ainsi que le rapporte un site d'avocats en brevets, Lehne a déclaré :

Il semble que les conseillers juridiques du Parlement ont donné un « feu vert » à cette proposition et ont confirmé que les exigences du droit européen avaient été remplies. M. Lehne avait bon espoir que le « problème soit résolu » à la fin du mois et qu'il irait devant le Parlement avant la trêve de Noël.

C'est d'autant plus inquiétant qu'à notre connaissance les députés de la commission JURI n'ont pas été informés que le service juridique du Parlement européen avait été saisi, et encore moins du contenu de cette saisine.

En outre, il est rapporté que :

M. Lehne a répété qu'il n'y avait aucune chance à ce stade de changer grand chose dans les deux règlements ou dans l'accord international.

Un tel déni flagrant du droit d'amendement du Parlement serait scandaleux, mais ne serait hélas pas tellement différent des instructions données aux membres de JURI lors de leur premier vote sur le brevet unitaire, en décembre 2011.

Étant donné ces sérieux motifs d'inquiétude, nous appelons instamment les députés de la commission JURI à ne pas donner leur accord à quoi que ce soit qui n'ait pu être substantiellement analysé avec le plus grand soin. Les citoyens peuvent contacter les membres de JURI en utilisant l'outil gratuit que nous avons mis à leur disposition à cet effet.

Ainsi que le rappelaient Michel Rocard et Daniel Cohn-Bendit:

Il en va de l'impérieuse nécessité pour une Europe souffrant d'un déficit démocratique croissant, de ne pas se défausser au profit d'un organisme, l'Office des brevets de Munich, dont la mission n'est pas d'œuvrer à l'intérêt supérieur des entreprises et des peuples européens.

MISE À JOUR : le texte du compromis a été publié (nous traduisons) :

Proposition de la présidence CHYPRIOTE

Article 5 (nouveau) - Protection uniforme

(1) Le brevet européen à effet unitaire confère à son titulaire le droit d'empêcher tout tiers de commettre des actes contre lesquels le brevet fournit une protection sur le territoire des États membres participants dans lesquels ce brevet a un effet unitaire, sous réserve des limitations applicables.

(2) L'étendue de ce droit et ses limitations sont uniformes dans tous les États membres participants dans lesquels le brevet a un effet unitaire.

(3) Les actes contre lesquels le brevet fournit une protection visée au paragraphe 1 et les limitations applicables sont ceux définis par la législation appliquée aux brevets européens à effet unitaire dans l'État membre participant dont la legislation nationale s'applique au brevet européen à effet unitaire en tant qu'objet de propriété conformément à l'article 10.

(4) Dans le rapport visé à l'article 20, paragraphe 1, la Commission évalue le fonctionnement des limitations applicables et, le cas échéant, soummet des propositions appropriées.

Considérant 9 - Le brevet européen à effet unitaire devrait conférer à son propriétaire le droit d'empêcher tout tiers de commettre des actes contre lesquels le brevet fournit une protection. Ceci doit être garanti par la mise en place d'une juridiction unifiée du brevet. La Convention sur le brevet européen, l'accord sur une juridiction unifiée du brevet, notamment ses dispositions définissant l'étendue du droit et ses limitations, et le droit national, notamment les règles de droit international privé, s'appliquent aux matières non couvertes par le présent règlement ou par le règlement .../... du Conseil (modalités de traduction).

Considérant 10 - Dans le rapport visé à l'article 20, paragraphe 1, du présent règlement, la Commission évalue le fonctionnement des limitations applicables et, le cas échéant, soummet des propositions appropriées, en tenant compte de la contribution du système de brevet à l'innovation et au progrès technique, des intérêts légitimes des tiers ou des intérêts supérieurs de la société. L'accord sur une juridiction unifiée du brevet n'exclue pas l'exercice des pouvoirs de l'Union européenne dans ce domaine.