Des universitaires confirment les failles du brevet unitaire

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Peu de temps après que la Commission a publié sa proposition de règlement sur le brevet unitaire, nous avons exprimé1 de sérieuses inquiétudes quant à la légalité même du règlement et au problème politique de la gouvernance du système européen des brevets. Désormais, des études universitaires confirment, les unes après les autres, les préoccupations que nous portons. De telles failles ne peuvent plus être ignorées et le législateur de l'UE doit s'atteler à leur résolution. Sinon, inéluctablement, le brevet unitaire ne serait rien de plus qu'un enfant mort-né.

Pouvoirs abandonnés par l'UE à l'OEB

Notre première et principale inquiétude à propos de la proposition actuelle de brevet unitaire est qu'elle revient pour l'UE à abandonner à l'Office européen des brevets (OEB) ses pouvoirs quant à la définition d'une politique des brevets. Ce transfert de pouvoir dont le Commissaire Barnier est à l'origine vient en totale contradiction avec les objectifs des précédentes tentatives (avortées) d'établir un brevet unitaire de l'UE. En effet, tant la convention (1975), que l'accord (1989), ou encore le règlement (2000) sur le brevet communautaire, visaient à replacer la gouvernance du système européen des brevets en général, et de l'OEB en particulier, dans le cadre de l'Union européenne (UE).

La proposition actuelle est un tel renversement de l'intention des fondateurs du système européen des brevets2, que le professeur Hanns Ullrich3, de l'Institut Max Planck, met fortement en garde contre cette perte de pouvoir :

on ose à peine s'interroger sur les raisons qui ont poussé le législateur de l'Union, la Commission, le Conseil et le Parlement, à adopter cette monstrueuse et multi-tentaculaire protection par brevet, qu'ils ne seront plus en mesure de dompter.

Son collègue, le professeur Matthias Lamping4, confirme l'irréversibilité de ce transfert de pouvoir :

Il y a quelque temps déjà, la Commission était restée à l'écart de la bataille sur la politique du brevet européen. Récemment, c'est devenu un cul-de-sac à partir duquel il n'y a guère de porte de sortie. Durant deux décennies, la Commission a été incapable de proposer une mise en place d'une protection et d'un système judiciaire qui soient attrayants pour l'industrie et propices au progrès technologique, et elle voit maintenant ses pouvoirs transférés à l'OEB de façon irréversible, alors qu'elle n'a aucune influence directe sur la gouvernance et la politique de ce dernier. Toutefois, la situation ne peut pas être sauvée par un passage en force.

Et le professeur Jean-Christophe Galloux5, de l'Université Panthéon Assas (Paris II), souligne combien un tel abandon de souveraineté est dommageable pour l'innovation européenne :

Je trouve dommage, néanmoins, qu'on aille quand même toujours dans cette logique d'absence de souveraineté et que, s'agissant du domaine du brevet, qui conditionne la politique de l'innovation, et bien cette souveraineté, si tant est qu'elle ait existé, soit déléguée […] à un organe qui n'est pas contrôlé par les États, qui n'est pas contrôlé par l'Union européenne, avec un titre dont la délivrance ne sera pas contrôlée, ni même, dans une large mesure, l'existence. Et je trouve ça dommage qu'on aille toujours dans cette logique d'absence de souveraineté dans un domaine qui est le domaine essentiel de la propriété intellectuelle où on a besoin justement que le politique soit actif.

Le problème est que les brevets confèrent un immense pouvoir d'exclusion à leurs propriétaires. L'octroi d'un pouvoir aussi fort doit trouver un équilibre avec d'autres objectifs politiques et d'autres droits accordés par la loi : la liberté des arts et des sciences, la liberté professionnelle et le droit de travailler, la liberté d'entreprise, le principe de proportionnalité et la protection des intérêts légitimes, la liberté de circulation des biens, etc. Dans l'actuel système européen des brevets, l'OEB est en charge de la délivrance des brevets, mais ces derniers doivent ensuite être enregistrés par les offices nationaux des brevets, dépendant des gouvernements, et validés par les tribunaux nationaux afin d'être appliqués en justice. Avec le brevet unitaire, les actes de l'OEB sont susceptibles de ne plus être soumis au contrôle d'un tribunal indépendant.

Afin de replacer la gouvernance du système européen des brevets entre les mais de l'UE, nous avons proposé un amendement6 inscrivant dans le droit de l'UE les dispositions relatives au droit matériel des brevets, i.e. ce qui peut être ou non breveté et à quelles conditions, et un autre7 rappelant les exclusions de la brevetabilité. Pour règler le problème particulier des brevets logiciels que l'OEB accorde malgré la lettre et l'esprit du droit européen des brevets, un amendement8 définit clairement les limites de la brevetabilité.

Contrôle des actes administratifs de l'OEB

L'OEB est un organisme international et, en tant que tel, n'est pas soumis au droit de l'UE. Néanmoins, l'UE est sur le point de déléguer à l'OEB la délivrance des brevets unitaires de l'UE. Une telle délégation de pouvoir nécessite un contrôle par un tribunal indépendant de l'UE. Cette exigence n'a pas échappé au professeur Thomas Jaeger9, à nouveau de l'Institut Max Planck de Munich :

En somme donc, plusieurs principes du droit de l'UE visant à préserver l'intérêt public ainsi que les préoccupations individuelles, à savoir l'autonomie du droit de l'UE, mais aussi les principes de légalité, de l'État de droit et d'exhaustivité du système des voies de recours, rendent impératif de soumettre les actes de l'OEB en application de la législation de l'UE à une certaine forme de contrôle judiciaire de l'UE.

En fait, le besoin d'un contrôle des actes de l'OEB par un tribunal indépendant a déjà été rappelé par les avocats généraux de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), comme le cite Thomas Jaeger10 :

L'idée suggérée par la méthode de transformation que les actes de l'OEB n'ont pas d'incidence sur l'existence et les effets juridiques du brevet unitaire ou que l'OEB n'est pas lié à une interprétation de la réglementation de l'UE sur le brevet unitaire est donc fondamentalement viciée. En fait, les avocats généraux dans leur prise de position sur l'avis 1/09 avaient déjà fait savoir très clairement, que le recours purement formaliste à une approche de transformation ne modifiait en rien les effets des actes de l'OEB vis-à-vis du droit de l'UE et ne pouvait pas supprimer l'exigence de soumettre l'OEB à un contrôle juridictionnel : « 40. l'Union européenne ne saurait déléguer des pouvoirs à un organe international ni transformer dans son ordre juridique les actes émanant d'un organe international sans s'assurer qu'il existe un contrôle juridictionnel effectif, exercé par un tribunal indépendant qui soit tenu de respecter le droit de l'Union et habilité à saisir, le cas échéant, la Cour de justice d'un renvoi préjudiciel ». Aussi longtemps que la base juridique du brevet unitaire est un acte législatif de l'UE (même s'il est adopté au sein d'une coopération renforcée) et non un accord international, cette exigence d'un contrôle juridique adéquat de l'UE demeurera et indépendamment du fait que la relation entre l'UE et l'OEB soit formellement dénomée délégation ou transformation.

Jean-Christophe Galloux11, a également mis en garde contre la tentation d'éluder ce problème :

Mais le problème qui se pose le plus essentiel, c'est celui du contrôle juridictionnel. […] C'est le fait – et ça a été rappelé notamment par les Avocats généraux et la Cour de justice dans son avis 1/09 – que l'Union ne peut pas déléguer de pouvoirs à un organe juridictionnel, sans s'assurer qu'il existe un contrôle juridictionnel effectif exercé par un tribunal indépendant, qui soit tenu de respecter le droit de l'Union et habilité, le cas échéant, à saisir la Cour de justice d'un renvoi préjudiciel. Je précise quand même que le contentieux de l'opposition se fera sur les brevets à effet unitaire, sans contrôle juridictionnel des autorités de l'Union. Le contentieux de la limitation post-délivrance se fera sur des titres unitaires, sans contrôle. Le contentieux même – on peut imaginer qu'il existe – sur l'acquisition même de l'enregistrement du titre unitaire n'est pas prévu. Sera-t-il attribué à l'OEB ? Je suis désolé de le dire et d'enfoncer un clou : les administrations de l'OEB sont-elles des juridictions au sens de la Cour européenne des droits de l'Homme ? La [réponse] est non ! Le problème reste entier, à ne pas pouvoir l'affronter de face, ça va poser quelques problèmes.

Nous avons proposé un amendement12 posant explicitement que toute décision administrative de l'OEB est susceptible d'un recours devant un tribunal national indépendant. En outre, trois autres amendements13 garantissent que le Parlement européen, en tant que co-législateur de l'UE, participera à la définition d'une politique des brevets, au lieu de laisser les seuls États membres déléguer cette tâche à la direction de leur office national des brevets.

Respect du droit de l'UE

En outre, la mise en œuvre de ce transfert de pouvoir se base sur une architecture juridique pour le moins discutable. Thomas Jaeger14 a dénoncé de telles faiblesses juridiques :

La proposition de 2011 pour la mise en œuvre d'une protection par brevet est entachée de plusieurs failles juridiques. Celles-ci relèvent des aspects législatifs, matériels et institutionnels de la proposition.

Ces failles juridiques sont détaillées dans les paragraphes ci-dessous, mais pour l'instant, il faut souligner que leurs conséquences ébranlent l'ensemble du projet. En effet, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est fortement susceptible d'annuler le règlement sur le brevet unitaire pour cause de non conformité avec les traités de l'UE. Et même si le projet parvenait finalement à passer en force, en échappant à un contrôle constitutionnel, il causerait des préjudices à l'économie européenne. Ainsi, Thomas Jaeger15 explique :

En conclusion, les propositions actuelles montrent des failles tant sur le brevet matériel que sur le modèle juridictionnel l'accompagnant. En ce qui concerne le brevet matériel, plusieurs questions centrales sont encore en suspens. Celles-ci concernent la légalité d'ensemble de l'approche de coopération renforcée, l'avantage découlant d'un droit réduit en vertu d'une approche de coopération renforcée et l'absence de contrôle judiciaire de l'UE sur l'OEB. Tant que ces questions sur l'aspect matériel n'ont pas été résolues et que la base juridique, la nature et la portée du droit matériel restent obscures, la conception d'un tribunal associé ne peut être finalisée. Qui plus est, un système comme celui envisagé en vertu des propositions actuelles, qui montre d'importants risques de déséquilibre, est probablement moins avantageux que le système actuel, où les titulaires de droits et les utilisateurs rencontrent des obstacles similaires.

Par conséquent, nous avons proposé trois amendements16 réaffirmant la primauté et l'autonomie du droit de l'Union.

Respect de l'article 118 TFUE

Le premier problème juridique que nous avons soulevé concerne précisément la nature juridique du brevet unitaire. Le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) donne à l'UE la compétence pour créer un tel brevet unitaire. Mais la proposition actuelle le définit comme étant un brevet classique délivré par l'OEB, auquel est simplement attaché un caractère unitaire.

Thomas Jaeger17 se demande si la nature juridique du brevet unitaire se base par conséquent sur le droit de l'UE, comme tout droit créé par le biais d'un règlement de l'UE, ou sur le droit international, comme les brevets habituels délivrés par l'OEB, qui est un organisme international mis en place par une convention de droit public international :

Néanmoins, le produit effectif de cet exercice et la nature juridique du brevet unitaire restent quelque peu confus : est-ce le type de droit destiné à être un droit sui generis de l'UE doté de toutes les caractéristiques associées avec le droit communautaire (notamment l'autonomie dans l'interprétation de sa portée et ses effets, l'applicabilité directe et la primauté en cas de conflit) ou est-ce quelque chose d'une nature différente, plus proche du droit international et d'un moindre degré d'autonomie juridique ?

Cette construction juridique conduit Jean-Christophe Galloux18 à douter qu'une telle nature juridique soit respectueuse du TFEU :

Le [brevet européen à effet unitaire] est-il un titre ou non ? Qu'il ait des effets juridiques, tout le monde en convient, c'est même pour cela qu'on l'a créé […], mais est-ce un titre ? Le titre, non, ce n'est pas un nouveau titre, véritablement ! Et là on est devant un ornithorynque juridique, parce que nous avons un titre qui n'est pas un nouveau titre, mais dont le régime est substantiellement différent de ce qu'il aurait dû être auparavant.

Est-ce que c'est conforme à l'article 118.1 du TFUE, puisqu'on n'a pas création d'un nouveau titre ? C'est une difficulté particulière.

Mais, selon Matthias Lamping19, le brevet unitaire ne peut être qu'un droit authentique de l'Union :

Le « brevet européen avec effet unitaire » crée l'impression de n'être rien de plus qu'un brevet européen dont les effets s'étendraient sur les 25 États contractants. Cependant, de facto, le brevet unitaire est un droit véritable de l'Union. La proposition de règlement dispose que l'effet unitaire du brevet européen nait au sein de l'ensemble des territoires des États membres participants lors de son enregistrement. Les brevets européens qui ont été accordés avec des jeux de revendications différents pour les différents États membres ne doivent pas bénéficier de l'effet unitaire. En outre, les brevets européens à effet unitaire doivent avoir un caractère unitaire. Ils doivent fournir une protection uniforme et doivent avoir les mêmes effets dans tous les États membres. Ils ne peuvent être limités, transférés, annulés ou s'éteindre que pour tous les États membres. Vu sous cet angle, le contenu du droit n'est pas différent du brevet communautaire traditionnel envisagé par le « règlement sur le brevet communautaire » initial. Les principales caractéristiques du brevet unitaire sont identiques à celles de la marque communautaire ou des dessins et modèles communautaires : caractère unitaire, protection uniforme, effet équivalent dans tous les États membres participants. Le facteur décisif, en fin de compte, est que la nature juridique de la protection par brevet se base sur un acte juridique de l'Union ; la sphère des législations nationales reste en retrait et la création de la protection est confirmée au moyen du droit européen. La différence terminologique entre le brevet européen avec effet unitaire et un titre conventionnel européen tel que la marque communautaire ou le dessin et modèle communautaire n'a aucune pertinence juridique (falsa demonstratio non nocet). En ce qui concerne la répartition des pouvoirs, le brevet européen avec effet unitaire est donc un cas de publicité mensongère. La coopération renforcée devrait en conséquence être rejetée.

Et cette nature communautaire indiscutable est confirmée en détail par Hanns Ullrich20 :

Quoi qu'il en soit, les rédacteurs du règlement sur le brevet unitaire se sont trompés, tout autant que lorsqu'ils ont eu l'idée même d'un brevet européen se transmutant d'un faisceau de droits nationaux internationalement uniformes vers un faisceau ne faisant qu'un grâce à un « effet unitaire », mais demeurant néanmoins le même « brevet européen » ou le même « faisceau » de brevets (nationaux ?). La vérité est plutôt que l'effet unitaire transforme et unifie des titres séparés en un unique titre du droit de l'Union européenne.

En effet, le concept théorique de brevets nationaux ou d'un brevet « européen », continuant d'exister en tant que tels tout en produisant des effets exclusifs et en devenant des objets de transactions selon le droit de l'Union européenne, ne représente rien d'autre qu'une bulle doctrinale. Ce sont ces effets d'exclusivité qui constituent le droit de propriété. Il n'existe pas de brevets nationaux et il ne peut y avoir de brevet « européen » sans une telle susbtance juridique. […] La transformation du brevet, d'un faisceau de titres nationaux vers un titre unitaire, affecte ainsi son existence même, le faisant passer du niveau des États membres à celui de l'Union (dont la coopération renforcée n'est qu'une partie). Il ne reste plus, pour ainsi dire, de résidu juridique « européen », puisque même la spécification du brevet ne représente rien si elle ne s'appuie pas sur un droit matériel, en l'occurrence sur le droit de l'Union.

Afin de clarifier cette ambiguïté, nous avons proposé un amendement21 spécifiant explicitement que le brevet unitaire est un titre de l'UE.

Autonomie du brevet unitaire

Mais si le brevet unitaire est par nature un titre de l'UE, il doit être régi par le droit de l'UE. Pour le formuler autrement, le brevet unitaire devrait avoir un caractère autonome. Cela n'empêche pas que sa délivrance soit déléguée un organisme extra-communautaire, en l'occurrence l'OEB. Mais les dispositions de la Convention sur le brevet européen (CBE) exécutant cette délégation de pouvoir doivent être considérées comme faisant partie du droit de l'Union, et ainsi être soumises aux même règles que si les brevets unitaires avaient été délivrés par une agence de l'UE. Il s'agit d'une condition sine qua non pour que la CJUE puisse garantir que ces titres juridiques accordés selon le droit de l'UE soit pleinement conformes au cadre juridique et institutionnel de l'UE.

Les tentatives précédentes pour mettre en œuvre un brevet unitaire le définissaient toutes comme possédant un caractère autonome, depuis la Convention sur le brevet communautaire de 1975 jusqu'à la dernière version du règlement sur un brevet communautaire en 2009. Même les mesures envisagées pour mettre en œuvre la coopération renforcée, telles que soulignées par la Commission dans son exposé des motifs de la proposition de décision du Conseil autorisant une coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection unitaire par brevet (COM(2010) 790), incorporaient un tel caractère autonome du brevet unitaire. Mais, pour des raisons qui échappent à la raison, la proposition finale de règlement sur le brevet unitaire reste silencieuse sur une telle autonomie.

Hanns Ullrich22 confirme que la procédure de coopération renforcée n'empêche nullement de définir ce caractère autonome du brevet unitaire, et qu'au contraire, cette autonomie est en fait obligatoire :

Rien dans la nature de la coopération renforcée et dans sa relation avec l'Organisation européenne du brevet n'empêche de concevoir le brevet unitaire, comme il se doit, en tant que titre de protection autonome, basé entièrement sur le droit de l'Union européenne, bien que d'une portée territoriale limitée.

L'un des amendements que nous avons proposés23 réaffirme clairement l'autonomie du brevet unitaire.

Droit matériel des brevets

Les failles sur lesquelles nous avons mis l'accent ci-dessus exposaient certaines lacunes dans le règlement sur le brevet unitaire à inclure des dispositions relatives au droit matériel des brevets. À l'inverse, la proposition actuelle de règlement comprend un sous-ensemble restreint du droit matériel des brevets : l'article 6 définit ce qui constitue une contrefaçon directe à un brevet unitaire, l'article 7 ce qui constitue une contrefaçon indirecte, l'article 8 les limitations aux droits conférés par un brevet unitaire et l'article 9 l'épuisement de ces droits.

Néanmoins ces intégrations minimales de droit matériel des brevets dans le règlement semblent être déjà de trop pour le microcosme des brevets24, craignant qu'elles étendent trop les sujets dont la CJEU pourrait être saisis dans des questions préliminaires. Le microcosme des brevets a proposé de transférer ces articles du règlement vers l'accord international associé sur une cour unifiée des brevets. Un tel déplacement reviendrait à demander une juridiction d'exception dans laquelle les contentieux liés aux brevets ne soient pas soumis aux mêmes exigences de contrôle que les autres litiges.

Hanns Ullrich25, confirmant notre propre analyse26, explique pourquoi un tel transfert a été rejeté à juste titre par la commission parlementaire aux affaires juridiques :

Il faut remarquer que cette matérialité et cette uniformité ne peuvent être maintenues par la transposition des articles 6 à 9 de la proposition d'un règlement sur le brevet unitaire vers le projet d'accord sur une Cour unifiée des brevets – transposition proposée par une résolution des 28/29 octobre 2011 de l'« association des juges en propriété intellectuelle Association », sous la bruyante présidence de R. Jacob, et appuyée par un avis donné par Kraßer pour l'association des avocats en brevet européen (EPLAW, tous ces documents sont disponibles sur http://www.eplawpatentblog.com/). Ce lobbying a été relayé dans la commission parlementaire des affaires juridiques par l'eurodéputée Wickström (voir la commission aux affaires juridiques du Parlement européen, projet de rapport Rapkay, EP Doc 2011/0093 (COD) du 27 octobre 2011, amendements 65 à 67), mais cette initiative a été rejetée, pour de bonnes raisons. Non seulement cette proposition vide le premier alinéa de l'article 118 TFUE de sa substance et fait passer le brevet unitaire au-delà de l'autorisation donnée par le Conseil pour une coopération renforcée, puisque cet accord doit être conclu entre les seuls États membres en tant que convention internationale hors du cadre de l'UE. Mais plus encore, cela signifie également que toute la matérialité du brevet unitaire serait dérivée du droit international public et, par conséquent, bien que faisant partie du cadre règlementaire du marché intérieur, serait hors de portée de l'UE en ce qui concerne d'éventuelles modifications futures, ainsi qu'au-delà de la portée et de la surveillance de la CJUE. Ce dernier point, bien entendu, est précisément l'objectif de l'initiative des juges, les raisons invoquées étant les craintes de retard dans les procédures d'infraction, et, en effet, que « les décisions de la CJUE, qui n'est pas spécialiste en brevets, ne sauraient être claires », et que « tout l'intérêt de créer une cour spécialisée des brevets pour l'Europe serait perdu » (Jacob, ibid.). Cela montre que l'on essaye à tout prix d'échapper à la législation européenne. Toutefois, le but de l'article 118 du TFUE, est précisément de conférer à l'UE le pouvoir de mettre en place un système de propriété intellectuelle et une politique qui lui soient propres. La disposition n'a pas été mise en place pour permettre à l'UE de déléguer cette politique aux États membres. À cet égard, la coopération renforcée ne fait aucune différence. En revanche, cette coopération doit être également mise en œuvre dans le cadre de l'UE, puisque son objectif est d'intensifier l'intégration du marché en vue de s'étendre à l'ensemble de l'UE.

Et Thomas Jaeger27 renchérit en qualifiant cette tentative de schizophrénique et vouée à l'échec, quel que soit le niveau de détail avec lequel les dispositions du droit matériel des brevets sont énoncées dans le règlement sur le brevet unitaire :

Alors que l'initiative de juges en brevets ne peut guère obtenir l'effet désiré, puisque la CJUE sera nécessairement compétente pour statuer sur la portée et les effets d'un droit basé sur une législation de l'UE en dernière instance, indépendamment du niveau de détail auquel ces effets sont énoncées dans le règlement correspondant, elle n'en est pas moins une preuve de la tentative quelque peu contradictoire et presque schizophrénique d'ancrer, d'une part, l'effet unitaire dans le droit de l'UE en vertu de la base juridique conférée par l'article 118 du TFUE, tandis que, d'autre part, on essaye de dissocier autant que possible le brevet de la nature et des institutions de l'ordre juridique communautaire.

Bien que l'inclusion inéluctable des articles 6 à 9 dans le règlement sur le brevet unitaire ne fasse plus aucun doute28, certains acteurs pourraient encore être tentés d'exiger leur suppression29. Par conséquent, nous demandons au Parlement européen de continuer à rejeter fermement de telles tentatives.

Utilisation de l'article 142 CBE

Une autre faille juridique que nous avons soulevée concerne l'utilisation de l'article 142 de la Convention sur le brevet européen (CBE), qui autorise un groupe d'États contractants de la CBE à trouver un accord pour ajouter un caractère unitaire aux brevets classiques délivrés par l'OEB. Le problème est qu'il s'agit d'une disposition de la CBE, qui est un accord international, alors que le règlement sur le brevet unitaire est un acte normatif du droit de l'Union. Supposer que ce règlement puisse être considéré comme un accord au sens de l'article 142 CBE fait l'amalgame entre deux domaines juridiques — le droit interne et le droit public international – qui sont régis par des règles différentes, s'appliquent à des entités juridiques distinctes, et sont par conséquent difficilement conciliables.

Cela est souligné par la directrice du département juridique de l'office des brevets espagnol, Raquel Sampedro30 :

En ce qui concerne le règlement qui met en œuvre la coopération renforcée et qui prévoit la protection uniforme, je voudrais juste [faire] remarquer le fait que la base juridique est [en réalité] l'article 142 de la Convention [sur le brevet européen]. Et alors on se demande : est-ce qu'un règlement communautaire peut être un accord entre États membres, comme le dit l'article 142. Nous, en Espagne, considérons qu'un règlement, comme le dit l'article 288 du Traité [sur le fonctionnement de l'UE], est un acte juridique de l'Union et que ce n'est pas un acte des États membres mais de l'Union, comme personne ou organisme international. Alors, la base juridique du règlement [n'est pas en réalité] l'article 118 du Traité. On ne crée pas pas un titre communautaire, comme on l'a déjà dit.

Hanns Ullrich31 rappelle, tout comme nous l'avons fait32, pourquoi la voie de l'article 142 CBE est bloquée depuis que l'UE a la compétence d'agir par le biais d'un règlement :

L'article 142 CBE visait à établir un lien avec la Convention sur le brevet communautaire qui autrefois était censée l'accompagner. Lorsque l'Union a repris le projet en vue d'établir son propre système de protection par brevet, la voie de l'article 142 CBE a été bloquée. Au lieu de cela, l'Union devait devenir un membre de l'OEB, cette adhésion nécessitant une modification de l'article 166 CBE. Une raison pour laquelle les milieux intéressés ont commencé à pousser pour se débarrasser de la question des langues en allant vers une coopération renforcée était l'hypothèse que cela pourrait ouvrir de nouveau la voie de l'article 142 CBE, contribuant ainsi à éviter une nouvelle perte de temps et le risque de complications associées à une conférence diplomatique pour réviser la CBE. En conséquence, la seconde phrase de l'article 1 du projet de règlement sur le brevet unitaire prétend, par le biais d'une fiction juridique, que le règlement sur le brevet unitaire constitue un « accord » au sens de l'article 142 CBE. Cela pourrait bien être l'intention des États membres participant à la coopération renforcée. Mais cette intention importe-t-elle plus que le texte de l'article 142 CBE, qui est une règle de droit conventionnel international public ? Est-ce la volonté du groupe qui veut que l'OEB lui délivre des brevets unitaires qui est décisive, ou la volonté des rédacteurs de la CBE et de tous ses États contractants ? La question semble être triviale, étant donné que le règlement sur le brevet unitaire garantit un effet unitaire, tel qu'exigé par l'article 142 CBE. Toutefois, cela ne fait pas que laisser un soupçon de contournement de la loi par l'article 1 du projet de règlement sur le brevet unitaire, résultant de la volonté d'échapper aux contraintes d'une révision de la CBE. Davantage, il importe tant à l'OEB qu'à l'UE de savoir si l'Union sera en mesure d'agir en tant que membre, si elle sera au moins capable d'agir comme un porte-parole commun, légitimé par le fait que cette coopération renforcée soit aussi une question de l'UE et par là, que dans sa matérialité, le brevet unitaire reposera sur le droit de l'Union, ou s'il ne s'agit seulement que de certains États contractants qui, en tant que tels, agissent comme un groupe au sein de l'OEB. Au plus tard, lorsque tous les États membres de l'UE se joindront à la coopération renforcée, la transformant ainsi en un groupe complet de l'UE, l'OEB et l'UE se rendront compte que article 142 CBE était un raccourci menant dans la mauvaise direction.

Qui plus est, selon Matthias Lamping33, le pouvoir de créer un brevet unitaire doit être interprété comme étant une compétence exclusive de l'UE. Par conséquent, les États membres ne sont pas habilités à conclure un accord international tel que spécifié par l'article 142 CBE afin de créer un tel brevet unitaire :

La compétence conférée par l'article 118 du TFUE est certes interprétée comme étant une compétence partagée dans le sens des articles 2 (2) et 4 (2) du TFUE. En conséquence, l'Union serait liée par le principe de subsidiarité et ne pouvait faire usage de sa compétence que dans la mesure où les objectifs de l'action en cours d'examen ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres (article 5 (3) TUE). Cela ne peut cependant pas s'appliquer à la création de « droits européens de propriété intellectuelle » au sens de l'article 118 (1) du TFUE, tels que la marque communautaire, les dessins et modèles communautaires ou le brevet de l'UE, mais, au mieux, au régime linguistique qui leur est appliqué (art. 118 (2) du TFUE). La caractéristique de la compétence exclusive, selon laquelle seule l'Union est habilitée à agir, dépend principalement de savoir si un « effet de blocage » au détriment des États membres est nécessaire afin de permettre à l'UE de s'acquitter efficacement de ses fonctions. En conséquence, les compétences exclusives englobent ces zones « où il est essentiel que les États membres n'agissent pas par eux-mêmes, même si aucune solution de l'Union ne peut être trouvée ». En ce qui concerne la création d'un brevet de l'UE, cependant, la question de savoir si une action exclusive de la part de l'Union est essentielle pour le bon fonctionnement du marché intérieur ne se pose même pas. Après tout, cela ne peut, par définition, pas faire partie de la compétence des États membres de créer des droits en vertu d'un acte de l'Union. Pas plus qu'une interprétation différente ne pourrait être compatible avec l'article 20 (4) du TUE, puisque les actes adoptés dans le cadre d'une coopération renforcée ne doivent pas être considérés comme faisant partie de l'acquis. Il y aurait un manque de cohérence à permettre la création de « droits européens » dans le cadre d'une coopération renforcée, mais pas de les considérer comme tels. En conséquence, il y a des raisons plausibles de penser que la coopération renforcée ne doit pas être recevable sur la base de l'article 118 (1) du TFUE. Ainsi, indépendamment de l'endroit où se trouve la disposition dans le texte du traité, la création de « droits européens » doit être considérée comme une compétence exclusive de l'Union.

Afin de résoudre ce problème juridique, nous avons proposé des amendements34 supprimant du règlement les dispositions se référant de manière erronée aux articles 142 et suivants de la CBE.

Autres failles

Dans notre propres analyses des faiblesses juridiques du règlement sur le brevet unitaire35, nous nous sommes concentrés sur les problèmes décrits ci-dessus, en raison de leur caractère fondamental, car s'ils ne sont pas résolus, il est probable que le règlement soit déclarer illégal. Mais les universitaires ont soulignés d'autres failles.

Droits d'usage antérieur, licences obligatoires et entrée en vigueur

Comme nous l'avons fait remarquer ci-dessus, la proposition actuelle ne comprend qu'un ensemble restreint du droit matériel des brevets, alors que, en tant que titre de l'UE, l'exigence d'un caractère autonome du brevet unitaire devrait forcer le règlement à englober le moindre point juridique relatif à ce droit matériel.

Ceci inclut principalement les conditions sur la brevetabilité, mais comme le souligne Matthias Lamping36, il manque également des dispositions essentielles, en l'occurrence les droits d'usage antérieur et les licences obligatoires :

Contrairement à la proposition de la Commission d'un « règlement sur le brevet communautaire » qui, jusqu'à novembre 2010 était encore objet de négociations au sein du Conseil, ni le projet actuel de la Commission, ni le compromis du Conseil ne contiennent de dispositions relatives aux licences obligatoires ou aux droits d'usage antérieur. La proposition de la Commission s'abstient même de prendre toute disposition, alors que le préambule du texte de compromis stipule au moins que «les licences obligatoires pour les brevets européens à effet unitaire devraient être régies par les législations nationales des États membres participants sur leurs territoires respectifs ». Cela équivaut cependant à un abandon de contrôle sur un aspect essentiel de l'équilibre entre les intérêts contradictoires en jeu dans le contexte de la protection par brevet. En conséquence, la proposition de règlement ne fait guère qu'unifier la création de la protection et les actes de contrefaçon, alors que le système souffre d'un énorme déficit en matière d'équilibre fonctionnel. Cela donne l'impression que le brevet est un droit exclusif qui ne serait pas pour autant circonscris. Pourtant, c'est précisément ce qu'il n'est pas. En réduisant – ou en élevant – à tort le brevet a un « droit de propriété sacrée », la proposition de règlement méconnaît fondamentalement la fonction politique que le droit des brevets doit remplir en tant que cadre règlementaire de l'économie de marché. Ceci ne correspond pas à la nécessité de l'intégration du marché et des exigences institutionnelles d'un système des brevets, qui soit apte à satisfaire les tant intérêts privés que publics à tous les niveaux.

Hanns Ullrich37 explique que ce manque de dispositions au niveau de l'UE sur les licences obligatoires est préjudiciable pour l'intérêt public et pour l'innovation :

Cependant, et probablement contrairement à l'intention originelle, la proposition exempte, de jure, le brevet européen à effet unitaire de toute limitation de l'exclusivité en vue de sauvegarder l'intérêt public au moyen de licences obligatoires, que ce soit pour l'intérêt national ou pour des préoccupations européennes, peu importe que ce soit pour surmonter des entraves à l'innovation ou pour la santé publique.

Un autre problème pratique est que les détenteurs de brevets peuvent demander un effet unitaire après la délivrance d'un brevet européen classique, créant ainsi une insécurité juridique quant à une action en justice susceptible d'être déclenchée entre la date d'octroi du brevet et celle de l'enregistrement de son effet unitaire. Hanns Ullrich38 dénonce cette situation inextricable :

Un premier problème théorique et pratique est soulevé par le fait que l'octroi d'un brevet européen prend effet à la date à laquelle la mention de la délivrance est publiée au Bulletin européen des brevets (art. 97 para. 3 CBE). À cette date le brevet produit son plein effet selon le droit national (art. 64 para. 1 CBE). Par conséquent, l'enregistrement de l'effet unitaire (art. 3 para. 1 de la proposition de règlement sur le brevet unitaire), tel qu'il est requis, devrait être réalisé soit avant, soit au pire à cette date — ce qui d'un point de vue logique est difficilement viable –, sinon les États membres doivent accepter et s'assurer que l'effet « national », produit par le brevet entre la date de sa mention publique au Bulletin européen des brevets et la date d'enregistrement de l'effet unitaire, soit supprimé rétroactivement, c'est-à-dire soit considéré comme n'ayant jamais existé (art. 4 para. 2 de la proposition de règlement sur le brevet unitaire). De manière évidente, cette règle absurde est vouée à créer de la confusion dans les cas où l'invention brevetée est déjà utilisée par d'autres acteurs du marché. En outre, on peut être fondé à trouver que cela constitue un manquement à l'article 64 para. 1 de la CBE, exigeant ainsi un amendement à la Convention sur le brevet européen.

Il devient évident que toutes ces faiblesses doivent être corrigées par le biais d'amendements. Dans le cas contraire, le brevet unitaire sera inutilisable en pratique.

Cour unifiée des brevets

Indissociable du règlement sur le brevet unitaire, le projet complet comprend également un règlement sur ses aspects linguistiques, ainsi qu'un accord international mettant en place une cour unifiée des brevets. Le présent site web se concentre principalement sur le premier règlement, car, puisqu'il est soumis à la procédure de « co-décision », dans laquelle le Parlement européen et le Conseil de l'UE (i.e. les ministres des États membres participants) sont décisionnaires, il est possible pour les les citoyens d'être une source d'informations pour leurs représentants et d'exercer ainsi une influence sur la procédure législative. Tandis que le second règlement sur les aspects de langues est voté par le seul Conseil. Quant à l'accord sur une cour unifiée des brevets, il est discuté uniquement par les États membres.

Cependant, ce dernier accord est une pièce importante du projet global, puisque la cour envisagée est supposée exrcer une compétence exclusive sur les contentieux liés aux brevets unitaires, ainsi que sur ceux portant sur les brevets européens classiques délivrés par l'OEB. Notre avis est qu'un tel accord ne respecte pas le droit de l'Union tant que l'UE, en tant que personnalité juridique, n'est pas partie à cet accord, comme c'est le cas dans la proposition actuelle. Ceci provient de l'incapacité des États membres à conclure un accord international couvrant des éléments du droit de l'UE39. Peu importe que des États tiers non membres de l'UE soient parties à cet accord, ou qu'il ne soit conclu qu'entre États membres uniquement, car dans tous les cas, les États membres qui agiraient par eux-mêmes risqueraient de mettre en péril la cohérence de la construction juridique et de la politique communautaire. Cette question a été soulevée par le Luxembourg40, mais hélas l'avis du service juridique du Conseil n'est que partiellement accessible au public, cachant toute réponse juridique sur le fond41.

Cette exclusion de l'UE est particulièrement déconcertante, car la précédente version de cet accord (la Cour des brevets européens et de l'Union européenne, ou EEUPC en anglais) incluait l'UE, ainsi que les États tiers signataires de la CBE. Ce précédent projet a été jugé par la CJUE non conforme aux traités de l'UE42, précisément parce qu'il ne s'inscrivait pas suffisamment dans le cadre juridique et institutionnel de l'UE43. L'exclusion des États ne faisant pas partie de l'UE peut être comprise comme une réponse aux critiques de la CJEU qui a exigé que la cour des brevets soit comprise dans le cadre juridictionnel de l'UE, de la même manière que le sont les tribunaux nationaux. Mais rien dans l'avis de la CJEU ne peut expliquer l'absence de participation de l'UE. Bien au contraire, l'avis de la CJUE implique que l'UE soit partie à cet accord. On ne peut dès lors s'empêcher de penser que c'est à dessein que cette exclusion de l'UE a été pensée, pour éviter un contrôle de la part de la CJEU sur la conformité de l'accord sur une cour unifiée des brevets avec les traités de l'UE. Mais cette manœuvre est vouée à l'échec tôt ou tard, puisque quiconque impliqué dans un jugement de cette cour pourra dénoncer la légalité de l'accord devant la CJEU. Tout comme n'importe quel État membre, et particulièrement les États non participants, peuvent le faire dès que l'accord sera signé.

Thomas Jaeger44 pense également que le projet actuel d'accord sur une cour unifiée des brevets ne répond pas aux problèmes soulevés par la CJUE :

En ce qui concerne les propositions relatives à un système judiciaire associé, elles ont l'air essentiellement d'une copie de l'EPLA rénové à la sauce EEUPC. En revanche, ces propositions ne sont en aucune façon substantiellement similaires au modèle de Cour de justice du Benelux. L'EPLA a été marqué par des préoccupations sur la répartition des compétences verticales, alors que l'EEUPC a été entaché d'incompatibilités avec le droit de l'UE. Le modèle proposé par la Commission et le Conseil ne remédie pas à ces préoccupations anciennes et semble être loin d'être compatible avec le droit de l'Union. Essentiellement donc, nous sommes maintenant de retour à la case départ dans les discussions sur la conception d'une cour des brevets.

En outre, nous pensons qu'une telle cour spécialisée n'est pas à même de trouver un équilibre entre le droit des brevets et d'autres préoccupations juridiques conflictuelles, telles que les libertés fondamentales ou le droit de la concurrence. Nous nous fondons pour cela sur l'exemple du système de brevets des États-Unis, disposant depuis environ trente ans d'une telle cour spécialisée des brevets, qui a démontré avoir introduit un biais en faveur des détenteurs de brevets..

C'est ce que confirme Jeffrey Samuels45, de l'Université d'Akrai :

Une partie du grand public a soutenu [...] que le circuit fédéral a tant fait siens les intérêts de la communauté des brevets, et tant étendu les droits des titulaires de brevets, qu'il était devenu dans les faits captif du barreau des avocats en brevets.

Aujourd'hui, la Cour suprême remplit un rôle précieux de contrôle du circuit fédéral. Peut-être que la Cour de justice remplira le même rôle ou un rôle similaire vis-à-vis de la Cour des brevets de l'UE.

Ceci souligne la nécessité d'un contrôle par la CJUE et, à l'inverse, explique la tentative du microcosme des brevets de limiter autant que possible son implication.

Justine Pila46, de l'Université d'Oxford, expose clairement les raisons rendant obligatoire une supervision de la CJUE :

La première leçon est que le droit des brevets n'appartient pas exclusivement aux mondes du commerce, de l'industrie et de la technologie, mais possède plutôt d'autres dimensions sociales et culturelles, qui devraient être prises en compte par le législateur et les tribunaux lors du développement de ses fondations. La deuxième leçon est que le brevet est un octroi exceptionnel qui doit (par conséquent) être limité à ce qui fait que le titulaire du brevet mérite un monopole de protection. Si l'on approfondit : la brevetabilité et la portée des brevets ne peuvent être séparées. Maintenant, ces deux premières leçons concernent le droit matériel, ce qui soulève la question de savoir comment elles doivent être menées. Nombreux sont ceux qui disent « non », mais je tiens à avancer un « oui » pour au moins deux raisons. D'abord, elles vont commercialement dans le sens de la cohérence et de la démocratie. Et en second lieu, elles tempèrent les tendances expansionnistes et isolationnistes des tribunaux techniques spécialisés. Par conséquent, troisième leçon : il y a de la valeur dans un système européen de brevets qui s'inscrit dans le cadre d'un ordre juridique général européen et qui est dirigé par un tribunal supérieur généraliste.

Nous recommandons au Parlement européen, même si son avis n'est que consultatif, de refuser de donner son approbation à tout accord dans lequel la cour des brevets ne serait pas complètement intégrée au cadre judiciaire et institutionnel de l'UE. Ceci inclut l'exigence que l'UE soit partie à un tel accord et que la CJUE puisse se prononcer sur des questions du droit matériel des brevets.

Coopération renforcée

Enfin, le premier problème que ce projet doit surmonter est la légalité même de la procédure de coopération renforcée. Matthias Lamping47 démontre qu'il existe de bonnes raisons de considérer que la procédure de coopération renforcée ne respecte pas les traités de l'UE :

Toutefois, la situation ne peut pas être sauvée par un passage en force. La coopération renforcée dans le domaine de la protection par brevet unitaire, telle que prévue dans les propositions actuelles de règlements, constitue une violation des traités à un certain nombre d'égards. En particulier, (1) elle est en tension avec la logique d'intégration différenciée ; (2) elle rejette la fonction protectrice de l'unanimité à l'égard des régimes linguistiques ; (3) elle a trait à un domaine de compétence exclusive ; (4) elle a un effet préjudiciable sur les États membres ne participant pas, qui est en conflit avec l'exigence d'ouverture ; (5) elle sape la cohérence du marché intérieur, conduit à une discrimination et une distorsion de la concurrence ; (6) elle ne peut pas être considérée comme un dernier recours pour une solution au problème des langues.

La coopération renforcée a été introduite dans les traités comme un moyen pour un groupe d'États membres d'avancer sans devoir attendre tous les autres États membres qui ne sont pas encore prêts, mais qui ont vocation à rejoindre tôt ou tard le groupe précurseur. Utiliser cette procédure, comme c'est le cas pour le brevet unitaire, afin de contourner une exigence d'unanimité pourrait constituer un dangereux précédent remettant en cause l'intégration communautaire, ce contre quoi met en garde Matthias Lamping48 :

En conséquence, il est effectivement impératif que les États membres, soit poursuivent les négociations, soit coopèrent au niveau intergouvernemental (ce qui reviendrait à un amendement de la CBE). Que la Commission souhaite ramener la politique européennes des brevets sous l'égide des traités est compréhensible et souhaitable. Les avantages d'un brevet unitaire pour le marché intérieur (accompagné d'un système judiciaire viable) sont indubitables. Cependant, le désir d'une plus grande intégration à cet égard ne devrait pas être une occasion pour assujettir les principes constitutionnels européens au pragmatisme politique, voire à l'opportunisme. La ligne de démarcation entre des différences objectives de caractéristiques et celles subjectives d'affaires de goût ou de préférences politiques est certes difficile à tracer, mais les événements actuels sont plus susceptibles d'être considérés comme relevant de la seconde catégorie. Cela rend le recours à la coopération renforcée inapproprié. L'expérience montre que l'adoption de régimes politiques pour tenir compte des différences a reposé sur une norme forte de solidarité – pour de bonnes raisons. C'est quelque chose qui manque tout à fait dans l'approche actuelle. Une différenciation sur la base d'une « coercition coordonnée » à la place d'une « coopération renforcée » renvoie l'UE loin des normes et des pratiques de solidarité. Cela est d'autant plus inquiétant que ces différences s'insèrent au cœur des engagements qui caractérisent l'UE : au cœur du marché intérieur

L'Italie49 et l'Espagne50 ont déposé des recours auprès de la CJUE contre la légalité même de la coopération renforcée. Si la CJUE jugeait que les traités n'étaient pas respectés, le projet dans son ensemble devrait être annulé51 :

En fin de compte, il appartient à la Cour de justice de sauvegarder la crédibilité de l'UE en tant qu'entité juridique et politique fondée sur la solidarité. Ce n'est en rien une tâche facile. Non seulement il faut que la CJUE protège l'essence constitutionnelle de l'UE, mais elle doit le faire dans un contexte dans lequel l'ensemble des valeurs de la vieille idéologie de l'intégration sur base communautaire ont été remises en question et sont mises à mal par l'opportunisme politique. Une asymétrie croissante doit inévitablement appeler une conception plus forte et plus explicite de quels principes, valeurs et politiques délimitent entièrement ce qu'est l'UE. La Commission a apparemment sacrifié sa fonction de gardienne de ces valeurs à la lutte politique pour le contrôle du système européen de brevets.

Solutions

Toutes les citations que nous avons relevées ci-dessus plaident vigoureusement pour de profondes corrections de la proposition actuelle de brevet unitaire. Pour chaque faille à corriger, nous avons proposés des amendements et des recommandations. Mais jusqu'ici, tant le Conseil que la commission parlementaire aux affaires juridiques, à l'exception du groupe des Verts/ALE, ont refusé de seulement même examiner ces questions. Il est temps pour la Commission, le Conseil et le Parlement européen de prendre ces problèmes à bras le corps. Sans quoi, cela ne ferait que démontrer un manque d'intérêt à parvenir à instaurer un brevet unitaire de l'UE qui soit viable, ainsi que Thomas Jaeger52 l'exprime clairement :

Il est donc temps pour le législateur de l'UE de se prononcer clairement pour ou contre une poursuite du brevet de l'UE dans le cadre du droit communautaire.

Objectif politiques

Et pour conclure notre recueil de citations universitaires, nous suggérons de lire attentivement ce qu'écrit Jens Schovsbo53, de l'Université de Copenhague, à propos de ce qui devrait être fait afin d'instaurer un système européen des brevets qui soit plus efficace et plus équilibré. Qui plus est, l'article de Schovsbo met en avant des solutions qui ont été proposées par le Parlement européen, via son comité d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (STOA). Tout législateur devant voter sur le brevet unitaire devrait avoir à l'esprit les objectifs politiques suivants :

Un système de brevets efficace est celui qui atteint les objectifs généraux qui lui sont assignés et un système équilibré est celui qui le fait d'une manière qui maximise les intérêts globaux de la société. La notion d'« équilibre » implique que les brevets entraînent des coûts pour la société. L'objectif du législateur, par conséquent, devrait être d'équilibrer les coûts et les gains. Derrière ces points, se trouve l'idée générale que l'octroi de brevets n'est pas en soi le but du système des brevets, mais plutôt que les brevets sont les moyens pour atteindre certains objectifs généraux de la société.

De ce point de vue, il n'existe actuellement aucun « système de brevet de l'UE » – i.e. de système basé sur un droit unitaire et une application centrale. C'est évidemment problématique à la fois du point de vue des utilisateurs du système et d'un point de vue politique. Du point de vue des utilisateurs, le problème est que le système actuel fondé sur des validations et des litiges nationaux est coûteux et incertain. Du point de vue politique, le problème est que le système de la CBE est en dehors du contrôle politique et juridique (direct) de l'UE, même si un système efficace pour la protection des brevets est considéré comme déterminant au niveau plus large des politiques d'innovation de l'UE.

Avec davantage d'harmonisation et de centralisation des institutions du brevet de l'UE, un intérêt accru doit être porté au rôle et à la fonction de ces institutions. La première chose à reconnaître, c'est que les offices de brevets ne sont pas des agents neutres et de passifs gardiens de l'ordre qui ne feraient qu'administrer le droit. Drahos l'exprime de la manière suivante : « Les offices de brevets sont des créatures hybrides, des bureaucraties d'entreprises qui tirent leur subsistance de l'octroi de plus de brevets plutôt que moins, de l'assurance que leur clientèle transnationales perdure, et de l'engagement dans des missions de prosélytisme dans les États ou les marchés en développement qui sont en train de se doter d'un système de brevets ».

Les offices devrait donc être perçus comme des agents importants dans l'élaboration et le développement du droit des brevets. Dans la même veine, Schneider souligne le rôle des offices dans l'entretien d'un biais en faveur des brevets qui, à son tour, a repoussé les limites de l'admissibilité au brevet. Une centralisation du droit des brevets de l'UE avec un droit unitaire et un système de cour centrale va consolider encore davantage la position de l'OEB et augmenter ainsi ses pouvoirs quant au développement du droit des brevets de l'UE. Comme on le voit à partir d'un point de vue de politique publique, il devient donc un enjeu central de s'assurer que l'OEB continuera d'administrer le système des brevets d'une manière qui est conforme à l'intérêt public général, c'est-à-dire d'une manière qui soit « efficace » (i.e. visant à atteindre les objectifs globaux du système) et « équilibrée » (en le faisant d'une manière qui maximise les intérêts globaux sans favoriser certaines parties prenantes au détriment des autres).

L'évolution est déjà en cours. Ces dernières années, l'OEB a mis l'accent sur l'« accroissement du niveau d'exigence » (raising the bar) et, depuis 2008 et 2009, l'office a fait état de taux de délivrance inférieurs à 50% (2009 : 42%, 2008 : 49% et 2010 : 43%). L'initiative visant à « accroître le niveau d'exigence » semble être bien fondée à relever le défi de l'innovation discuté ci-dessus (« maquis de brevets » (thickets)). Il est cependant important de souligner également qu'il ne devrait pas être un but en soi pour tout système de brevets de réduire (ou en l'occurrence d'augmenter) le nombre de brevets. L'objectif devrait être de s'assurer que le système de brevets fonctionne, c'est à dire qu'il continue à contribuer aux réalisations des objectifs du système. Pour ce faire, les offices ne doivent protéger ni « moins », ni « plus » d'inventions. Au lieu de cela, ils doivent protéger les « bonnes » inventions, à savoir les inventions qui sont identifiées dans la législation. Il est donc nécessaire de prendre du recul sur la « qualité », ce qui devrait inclure à la fois les risques de sur-protection et de sous-protection et, sans doute, accroître le niveau d'exigence comporte un risque que les pertes d'innovation provenant du refus d'accorder une protection à certaines « petites » inventions qui étaient jusqu'à présent protégées n'amoindrissent les gains d'innovation provenant de la limitation des maquis générés par d'autres petits brevets. Mon intention ici n'est pas d'évaluer les effets de l'initiative d'accroître le niveau d'exigence, mais simplement de souligner que ce cas d'exemple illustre le rôle central des offices dans le fonctionnement du système de brevets et donc l'importance de l'intégration des offices dans la superstructure plus large des politiques d'innovation nationales et de l'UE.

Les justifications traditionnelles du droit des brevets sont contestées. Il ne peut plus être pris pour acquis que l'exclusivité se traduise automatiquement en innovation et l'on ne peut continuer à percevoir le droit des brevets comme étant « neutre » et les offices comme des administrateurs passifs.

Le but d'un énoncé de mission54 dans la CBE est de définir plus clairement le cadre juridique pour le développement du droit. Cette proposition reconnaît ainsi que le droit des brevets se développe dans une large mesure à travers les pratiques des offices et des tribunaux nationaux et non par des changements dans le « droit » écrit (statuts ou conventions). Cela soulève des difficultés particulières dans le pilotage du développement. Un énoncé de mission devrait dans l'idéal contribuer à résoudre certains de ces problèmes et à apporter de la clarté tout en permettant en même temps un haut degré de flexibilité dans le développement du droit. Le principal effet serait probablement observé dans les cas « difficiles » et notamment ceux qui impliquent de nouveaux objets brevetables ou sur la définition du « niveau d'exigence » pour décider de l'activité inventive. Il faut particulièrement faire attention à ce qu'il soit clair que le principe directeur devrait être l'intérêt général pour le système des brevets et non les préoccupations de groupes d'intérêts spécifiques. Pour les raisons énoncées par Drahos, c'est probablement une tâche difficile à surmonter car il semble exister un biais culturel dans le système en faveur des titulaires de brevets et de l'« expansion » du système. Ainsi, le préambule devrait être formulé afin qu'il soit plus facile aux offices de refuser les demandes que de les accepter.

Le rapport du STOA propose de « renforcer la gouvernance au sein du système européen  de brevets». La nécessité de renforcer la gouvernance est due en partie à la position de l'OEB à l'extérieur du cadre institutionnel et juridique de l'UE et en partie à l'évolution générale du droit des brevets, y compris l'extension de la protection à des domaines nouveaux et controversés. De cette façon, l'appel à une meilleure gouvernance est en même temps un appel à la responsabilité politique du système de l'OEB et un appel plus large à la « démocratisation » 55 du droit des brevets de l'UE afin de rendre légitimes les prises de décisions qui ont lieu à l'OEB.