Le microcosme des brevets vu de l'intérieur

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Le blog de l'association des avocats en brevets européens (European Patent Lawyers Association, EPLAW), consacré aux brevets, est intéressant à plus d'un titre. Ce fut, par exemple, le seul endroit où avait fuité, à l'été 2010, l'avis des Avocats généraux auprès de la Cour de justice de l'Union européenneF (CJUE) sur l'incompatibilité de la proposition de système juridictionnel européen pour les brevets avec les traités européens. Récemment, c'était également le seul site où le document informel des services de la Commission sur des propositions de solutions pour un système unifié des litiges relatifs aux brevets a été publié. Mais nous souhaitons ici nous pencher sur une série de billets de ce blog, un échange de vues entre deux membres éminents d'EPLAW. Au-delà de nous faire bénéficier de l'analyse de juristes professionnels sur l'avis de la CJUE concernant l'incompatibilité du système unifié des litiges relatifs aux brevets envisagé avec les Traités de l'Union européenne (UE), l'analyse de cette série de contributions nous aide à comprendre à quel type de système de brevets aspire le « microcosme des brevets » et quelle alternative terrifie le plus ses membres. Enfin, maintenant que la Commission et le Conseil ont débattu des options possibles pour un système unifié de litiges relatifs aux brevets, nous pouvons évaluer l'influence du microcosme des brevets sur les institutions de l'UE.

Une chaîne d'espoirs

Le premier article a été écrit par Jochen Pagenberg et est intitulé « CJUE - Un peu d'espoir pour un tribunal des brevets de l'UE après l'avis de la CJUE »1. Il a été publié environ un mois après l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'incompatibilité avec les traités de l'UE du système unifié des litiges relatifs aux brevets, tel qu'envisagé par le Conseil préalablement à cet avis. Dans ce billet, Pagenberg donne son opinion sur ce qui peut être acceptable pour faire avancer la situation. Une semaine plus tard, Winfried Tilmann a répondu avec un article intitulé « CJUE - Davantage d'espoir pour un tribunal européen des brevets », basé sur sa propre interprétation de l'avis de la CJUE, qu'il avait déjà publié sur le blog de l'EPLAW consacré aux brevets. Enfin, dix jours plus tard, Pagenberg est revenu, dans un troisième billet intitulé « CJUE - De nouveaux espoirs pour un tribunal européen ? », sur les points de désaccord entre les interprétations des deux avocats.

Mais que sont ces « espoirs » d'un tribunal des brevets de l'UE ? Pourquoi y a-t-il besoin en premier lieu « d'espérer » ? Et pourquoi pourrait-il y avoir « de petits », « plus » ou « de nouveaux » espoirs ? La réponse est immédiate si l'on considère à qui appartiennent ces espoirs. En effet le point de vue exprimé dans cette série de billets est celui d'avocats européens des brevets. Comme le suggère le titre du présent article, ceux-ci sont les acteurs du « microcosme des brevets »2. Par conséquent, il est logique que leurs espoirs soient de travailler au sein d'un système européen des brevets qui correspondrait au mieux à leurs intérêts.

En fait, dans l'optique des membres du microcosme des brevets, le système actuel des brevets en Europe ne fonctionne pas aussi bien qu'ils le souhaiteraient. Certes, ils sont certainement très heureux d'avoir l'Office européen des brevets (OEB) comme point d'accès unique pour la procédure de délivrance. En effet, par le biais de la jurisprudence de ses chambres de recours internes, l'OEB a été à même d'étendre progressivement ce qui pouvait être brevetable, ouvrant ainsi de nouveaux marchés pour les praticiens des brevets. En outre, la gouvernance de l'OEB est l'objet de nombreuses critiques, notamment à cause du fait que l'organe législatif et de supervision de l'OEB, le Conseil d'administration de l'Organisation européenne des brevets (OrgEB), est presqu'intégralement composé des dirigeants des offices de brevets nationaux, plus ou moins en concurrence les uns avec les autres, puisque la moitié des taxes de renouvellement perçues par l'OEB est redistribuée aux offices de brevets nationaux. Cela a été dénoncé comme conduisant « l'administration de l'OEB a se concentrer davantage sur la quantité plutôt que sur la qualité des brevets octroyés ». Mais le microcosme des brevets semble tout à fait se satisfaire de cela.

Alors qu'ils ont poussé à considérer l'OEB comme un membre à part entière du « microcosme des brevets », ces motifs de satisfaction pour le microcosme des brevets se limitent à la phase précédant la délivrance. Une fois qu'un brevet européen a été délivré, il est éclaté en un faisceau de brevets nationaux, dont l'application est soumise à chaque tribunal national. En aucune façon, de tels tribunaux nationaux ordinaires ne peuvent être vus comme faisant partie du microcosme des brevets. Aussi, le microcosme des brevets espère bâtir une juridiction unifiée devant laquelle les brevets européens seraient appliqués une fois pour toute, pour tout le territoire des États contractants. Et bien entendu, si ce tribunal unifié était construit au sein du microcosme des brevets, cet espoir deviendrait un rêve idéal. À l'opposé, le cauchemar du microcosme des brevets serait un tribunal unifié en dehors de son emprise. La question cruciale pour le microcosme des brevets est d'avoir un tribunal unifié des brevets qui partage sa logique et ses intérêts, c'est-à-dire un système extra-judiciaire de litiges liés aux brevets.

L'accord sur le règlement des litiges en matière de brevet européen (en anglais : European Patent Litigation Agreement, ou EPLA) constituait la précédente tentative pour que le rêve du microcosme des brevets se réalise. L'EPLA était un projet élaboré par l'OEB pour mettre en place une juridiction unifiée dont la gouvernance aurait été partagée avec l'OEB et dont les juges auraient été des membres des chambres de recours de l'OEB. Le tribunal de l'EPLA aurait sans nul doute appliqué sans problème les brevets litigieux octroyés par l'OEB. Malheureusement pour le microcosme des brevets, le rêve de l'EPLA a été anéanti par l'exigence que l'Union européenne soit partie à l'accord, du fait que le droit des brevets fait partiellement partie de l'acquis de l'UE.

Ainsi, la tentative suivante pour construire une juridiction unifiée des brevets, appelée Tribunal pour le brevet européen et de l'Union européen (en anglais : European and European Union Patent Court, ou EEUPC) a été proposée par la Commission européenne et le Conseil de l'UE. Il s'agissait plus ou moins de la même proposition que l'EPLA, à la différence que l'UE aurait été partie à l'accord et que ce tribunal des brevets aurait eu une compétence exclusive non seulement pour les litiges portant sur les brevets européens traditionnels de l'OEB, mais également sur ce qu'alors l'on appelait encore « brevets de l'UE », qui sont devenus des « brevets unitaires », maintenant que l'espoir de couvrir l'Union entière s'est évanoui dans la procédure de coopération renforcée.

Mais c'était avant qu'un tribunal ordinaire – la CJUE, un tribunal qui, on peut en être certain, se situe en dehors du microcosme des brevets – ait eu l'opportunité de donner un avis juridique sur le projet d'EEUPC. Le 8 mars 2011, la CJUE a jugé que l'EEUPC « dénaturerait les compétences que les traités confèrent aux institutions de l’Union et aux États membres qui sont essentielles à la préservation de la nature même du droit de l’Union ».

Ainsi, la discussion entre les deux membres de l'EPLAW consiste à examiner les conséquence de l'avis de la CJUE et à voir comment les surmonter pour néanmoins bâtir un tribunal unifié des brevets, qui serait aussi proche que possible du rêve du microcosme des brevets, et bien entendu aussi éloigné que possible de son cauchemar. Pour le dire autrement, sur l'échelle onirique du microcosme des brevets, existe-t-il un peu, davantage ou de nouveaux espoirs ?

Des concessions inévitables

Ainsi que Pagenberg et Tilmann le concèdent, la principale objection soulevée par la CJUE était que l'EEUPC tel qu'envisagé se serait situé en dehors du cadre juridique et juridictionnel de l'UE. Par conséquent – et les deux avocats en conviennent également – toute solution doit être élaborée uniquement pour les États membres de l'UE, excluant ainsi les pays qui sont des États contractants à la Convention sur le brevet européen3 (CBE), mais qui ne font pas partie de l'UE. Les deux avocats ne semble pas avoir d'objection à propos d'une telle restriction pratique. Après tout, qui se soucie vraiment de la Suisse, du Liechtenstein, de Monaco, de la Turquie, de l'Islande, de la Croatie, de la Norvège, de la Macédoine, de San Marin, de l'Albanie ou de la Serbie ?

L'autre point d'accord entre Pagenberg et Tilmann représente une concession plus importante. Il s'agit du point suivant :

Les décisions de l'OEB en matière de brevets ne sont actuellement susceptibles d'être revues que par les chambres de recours internes créées au sein de l'OEB, à l'exclusion de tout recours juridictionnel devant un tribunal externe. Il n'existe pas de possibilité pour la Cour de justice de l'Union européenne d'assurer la correcte et uniforme application du droit de l'Union dans les contentieux qui se déroulent devant les chambres de recours de l'OEB. […] L'union européenne ne saurait ni déléguer des pouvoirs à un organe international ni transformer dans son ordre juridique les actes émanant d'un organe international sans s'assurer qu'il existe un contrôle juridictionnel effectif, exercé par un tribunal indépendant qui soit tenu de respecter le droit de l'Union et habilité à saisir, le cas échéant, la Cour de justice d'un renvoi préjudiciel. […] Le projet d'accord, lu à la lumière de l'ensemble des mesures envisagées en matière de brevets, ne répond pas au besoin d'assurer un contrôle juridictionnel effectif ainsi qu'une application correcte et uniforme du droit de l'Union dans le contentieux administratif relatif à la délivrance des brevets communautaires.

En fait, ce point ne vient pas directement de l'avis de la CJUE, puisque cette dernière ne dit rien sur cet aspect. Mais il a été soulevé dans l'avis des Avocats généraux. Le silence de la CJUE provient de ce que la Cour n'a pas été saisie sur cette question précise et qu'il était inutile de l'aborder pour conclure à l'incompatibilité générale de l'EEUPC envisagé avec les traités de l'UE. Néanmoins, à la fois Pagenberg et Tilmann semblent trouver que l'objection des Avocats généraux est toujours valide. Tilmann considère même que « au vu de l'obligation existante des États membres de l'UE et de la CBE (la grande majorité des adhérents à la CBE) découlant de l'article 267 TFUE de saisir la CJUE des questions appropriées, et d'appliquer les règles de la Convention de Vienne sur le droit des traités relatives à l'effet liant d'une pratique des membres pour l'institution administrant un traité, l'OEB est d'ores et déjà habilité et en fait obligé de saisir la CJUE de telles questions ».

Puisque les décisions des chambres de recours internes à l'OEB ont dirigé la politique européenne en matière de brevet durant les dernières décennies, un contrôle de la part d'un tribunal indépendant ne peut être, selon nous, qu'accueilli très favorablement. Peut-être que Winfried Tilmann a raison de dire que l'OEB est déjà dans l'obligation de saisir la CJUE des questions appropriées, mais dans un but de certitude juridique, il convient de l'énoncer sans ambiguïté. Nous avons proposé un amendement à cet effet, stipulant que « Les États membres participants veillent à garantir la protection juridique effective, devant les juridictions nationales, de toute décision administrative prise par l'Office européen des brevets ».

La question clé

Le principal désaccord entre Pagenberg et Tilmann réside dans les moyens d'arriver à concrétiser leur rêve. C'est-a-dire : comment se conformer aux exigences fixées par la CJUE tout en maintenant le rêve d'aboutir à un système unifié de litige relatif aux brevets qui serait autant que faire se peut incorporé dans le microcosme des brevets ? Le verdict de la CJUE est qu'une telle juridiction ne peut s'affranchir des garanties établies dans l'ordre juridictionnel de l'UE de se conformer au droit de l'Union. Habituellement, l'interprétation et l'application adéquates du droit de l'Union réside dans la coopération entre les tribunaux nationaux et la CJUE. Les tribunaux nationaux doivent saisir la CJUE sur des questions qui pourraient potentiellement rentrer en conflit avec le droit de l'Union. Des sanctions peuvent être imposées aux États membres ayant négligés de saisir la CJUE d'une telle question préjudicielle, ou qui ont passé des régulations ou des jugements contraires au droit de l'Union. La conséquence est que tout système unifié de litiges en matière de brevets devrait également saisir la CJEU et les États membres devraient répondre d'un manquement en ce sens et de toute violation du droit de L'Union par le tribunal des brevets. Par conséquent, la question qui divise les deux membres de l'EPLA est : qu'est-ce qui doit faire l'objet d'une saisine de la CJUE ?

L'opinion de Tilmann est que cela reste limité à l'interprétation du droit de l'Union et que le microcosme des brevets « ne doit pas craindre d'ingérence substantielle de la CJEU dans les pratiques du [tribunal des brevets]. Les règles de la CBE ne feront pas l'objet de saisine de la CJUE par le tribunal des brevets tant que la CBE n'a pas incorporé le droit de l'Union (directive sur les biotechnologies) et tant que l'UE n'est pas devenue membre de la CBE.” Il liste également – de manière non exhaustive — les éléments du droit de l'Union qu'« une telle juridiction ne peut éviter d'appliquer (directive sur l'application des droits de propriété intellectuelle, directive sur les biotechnologies, règles relatives à la charge de la preuve, règlement de Bruxelles, etc.) ».

Au contraire, Pagenberg craint énormément un contrôle de la CJUE sur le système de règlement des litiges relatifs aux brevets. Il ne veut absolument pas que la CJUE ne devienne « une troisième instance dans les questions d'interprétation du droit matériel des brevets ». Ainsi, sa plus grande crainte est ainsi que le droit matériel des brevets ne fasse partie de l'ordre juridique de l'UE, ce qui est quelque chose qui « ne peut peut-être pas être évité ».

Il faut noter que dans son premier billet, antérieur à la publication par la Commission de son règlement de mise en œuvre de la coopération renforcée dans le domaine de la création d’une protection unitaire par brevet, Pagenberg pensait que cela pourrait être le cas car « le brevet unitaire tel qu'il est envisagé sera un titre de l'UE, même s'il ne couvre pas toute l'UE […] même si la délivrance d'un brevet de l'UE n'est pas un acte du droit de l'Union, on peut s'attendre à ce qu'une fois entré en vigueur, il soit jugé durant son existence ultérieure selon les règles de l'UE ». Alors que dans sa réponse aux critiques de Tilmann, écrite après que la proposition de la Commission a été connue, il concluait qu'après tout « la dernière proposition de règlement de la part de la Commission n'inclut plus la délivrance d'un titre de l'UE, qui est délivré par l'OEB ».

Quoi qu'il en soit, la question du droit matériel des brevets faisant partie du droit de l'Union semble être extrêmement sensible, à en juger par les termes appuyés de Pagenberg lorsqu'il s'y oppose :

S'il est institutionnalisé un accès illimité des instances de l'UE au droit des brevets, tant au niveau de la procédure que du droit matériel sous-jacent à appliquer, cela ouvrirait la port à un nouvel ordre juridique du droit des brevets au sein de l'UE. […] Cela aurait comme conséquence que la CJUE disposerait à l'avenir de la compétence – sauf dans le cas où des règles stipulent clairement le contraire – pour décider d'un grand nombre de questions du droit matériel de la CBE dès qu'un brevet unitaire est en jeu. Ceci étendrait considérablement la compétence de la CJUE et de la Commission dans le domaine du droit européen des brevets, et les utilisateurs seraient confrontés à des concepts d'« activité inventive made in UE », d'« étendue de la protection made in UE », d'« équivalence made in UE » développés par la jurisprudence de la CJUE. Et si l'OEB ne suivait pas l'interprétation de la CJUE en ce qui concerne également les brevets de la CBE, de même que les tribunaux nationaux, même s'il s'agissait de juger de brevets de la CBE ?

Les raisons de cette forte opposition à l'intégration du droit matériel des brevets au sein de l'ordre juridique de l'UE semble provenir d'un mélange de conservatisme et de corporatisme :

Si l'on ne veut pas voir chamboulé le droit des brevets tel qu'il a été développé et modelé par des juges spécialisés au long des 40 dernières années, il faut fixer des règles claires définissant les effets des droits conférés par les futurs brevets. Si un tel projet doit rester attractif pour les utilisateurs, on doit sans aucun doute s'opposer à toute solution qui modifierait la CBE et qui rendrait son interprétation imprévisible et plus coûteuse qu'elle ne l'est aujourd'hui. Cela signifie que l'on doit travailler à une solution qui conserverait la pierre angulaire consistant à ce que seuls des juges expérimentés en brevets peuvent décider des infractions et de la validité, et ceci dans les délais les plus courts possibles et au coût le plus abordable possible. Ceci ne sera pas possible avec un système de tribunal des brevets intégré dans l'ordre juridique de l'UE4.

Pour résumer, Pagenberg ne fait pas confiance aux tribunaux ordinaires — i.e. non spécialisés en brevets — tels que la CJUE. Il pense que de tels tribunaux n'appartiennent pas au microcosme des brevets et détruiraient ce qui a été construit depuis tant d'années par le microcosme des brevets lui-même. Au lieu de cela, Pagenberg veut que les litiges relatifs aux brevets soit jugés par des juges des brevets dont les verdicts peuvent être prévisibles. Sinon il proclame la mort du projet de brevet unifié :

si les questions d'activité inventive et d'interprétation des revendications sont décidées par des juges de la CJUE qui manquent d'expérience des brevets et de compréhension technique et juridique, ce qui en droit des brevets est une condition pour une décision prévisible, le système perdraient l'une de ses qualités les plus attrayantes et les utilisateurs perdraient tout intérêt avant même que le système ne prenne forme.

Une telle défiance envers les juges de la CJUE n'est pas surprenante venant du microcosme des brevets. En fait, il s'agit exactement du comportement décrit par le directeur du service juridique du Conseil pour dépeindre un microcosme, cf. la note 2 : l'intervention d’un juge qui « ne se sentirait aucunement liée par leurs habitudes, leurs présupposés et leur doctrine », comme « l'intrusion d'un éléphant dans le magasin de porcelaines », faisant preuve « d'irrespect des usages d'une discipline, je dirais presque d'une corporation, déjà ancienne ». Accessoirement, cette description provient en fait de l'expérience avec le système de litiges en matière de marque communautaire, où des juges spécialisés ont à supporter un contrôle de la CJUE. Il est assez parlant de constater que l'expérience qu'a eue Jochen Pagenberg avec la CJUE en matière de litiges relatifs aux marques s'élève à cent pour cent d'affaires perdues. Peut-être cela explique-t-il pourquoi il veut empêcher la CJUE de venir fouiner dans la dizaine de miliers de demandes de brevets déposées par son cabinet à l'OEB.

Une résurrection de l'EPLA

Mais quand bien même les saisines de la CJUE se limitaient à des points de droit, Pagenberg trouve que cela serait encore trop long, trop coûteux et trop imprévisible. C'est vrai. Un tel contrôle ralentirait les procédures jusqu'à ce que la CJUE ne donne sa réponse quant à la conformité et l'interprétation du droit de l'Union. Ainsi, il est vrai que cela augmenterait les délais et les coûts des litiges en matière de brevets. Et si la réponse de la CJUE était prévisible, il n'y aurait pas lieu de la saisir. Mais si l'on va dans ce sens, le coût, le temps et la prévisibilité des litiges relatifs aux brevets ne seraient-ils pas optimaux sans juge du tout ? Ce qui est en jeu est une violation potentielle du droit de l'Union. Quels que soient les coûts et les délais que cela prend, le contrôle de la conformité au droit de l'Union n'est pas une option, cela doit être fait. L'avis de la CJUE concluant à l'incompatibilité de la juridiction unifiée des brevets envisagée prouve qu'un tel contrôle ne peut pas être éludé. Désolé si cela ne correspond pas au rêve du microcosme des brevets.

Aussi, Pagenberg a une idée pour mettre en place une juridiction unifiée des brevets en dehors des exigences « intolérables » de la CJUE : oublier une juridiction qui soit au sein du cadre de l'UE et aller vers l'EPLA ! Cette idée vient d'un problème qui n'a pas été soulevé par la CJUE, mais qui figurait dans l'avis des Avocats généraux:

60. Précisons d'emblée que ce ne sont pas les compétences de la future JB relatives au brevet européen qui posent problème ici : en effet, les compétences juridictionnelles relatives au brevet européen ont toujours été exercées par les juridictions nationales ; il est donc loisible aux États membres de les confier désormais à un organisme international, créé d'un commun accord et ayant vocation à être « leur » juridiction commune.

Juste après que l'avis des Avocats généraux a fuité en août 2010, Pagenberg a interprété, pas plus tard qu'en septembre 2010, cette disposition comme un feu vert à une résurrection de l'EPLA :

Ceci se lit comme une réhabilitation officielle des membres du groupe de travail sur l'EPLA qui, durant les débats antérieurs à 2006, ont été accusés par les représentants de la Commission à cette époque de ne pas avoir le droit ni la compétence pour négocier sans l'autorisation de l'Union européenne, prétendant que seule cette dernière avait une compétence pour créer une juridiction internationale, même si seuls quelques membres de l'Union désiraient rejoindre l'EPLA. Maintenant que les Avocats généraux prenne exactement l'opinion inverse, il sera intéressant de voir quelle position prend la CJUE.

Et selon lui, puisque la CJUE n'a finalement pas traité de cette question, déclarant même que « la question qui se trouve au centre de la présente demande d’avis concerne non pas les compétences de la JB en matière de brevet européen, mais celles relatives au futur brevet communautaire », l'avis des Avocats généraux reste valide, et l'EPLA est la voie à suivre…

Cependant, Winfried Tilmann n'est pas de cet avis. Selon lui, le point final dans l'avis de la CJUE5 ne peut être compris comme n'englobant pas « une juridiction centralisée du brevet européen (comme l'EPLA). Une telle juridiction ne peut éviter d'appliquer le droit de l'Union (directive sur l'application des droits de propriété intellectuelle, directive sur les biotechnologies, règles relatives à la charge de la preuve, règlement de Bruxelles, etc.) et, par conséquent, “priverait” également les juridictions nationales de leurs “compétences et obligations” concernant l'interprétation et l'application du droit de l'Union.”

Selon notre analyse de l'avis de la CJUE, M. Pagenberg oublie un point. En fait, la CJUE s'est prononcé sur un système de juridiction internationale telle que l'EPLA, et cela a été clairement une réponse négative :

80. S’il est vrai que la Cour n’est pas investie d’une compétence pour se prononcer sur des recours directs entre particuliers en matière de brevets, cette compétence relevant des juridictions des États membres, ces derniers ne sauraient toutefois attribuer la compétence pour résoudre de tels litiges à une juridiction créée par un accord international, qui priverait lesdites juridictions de leur mission de mise en œuvre du droit de l’Union, en tant que juges de «droit commun» de l’ordre juridique de l’Union, et, de ce fait, de la faculté prévue à l’article 267 TFUE, voire, le cas échéant, de l’obligation de renvoi préjudiciel, dans le domaine en question.

Il faut savoir que Jochen Pagenberg fut l'un des principals promoteurs et soutien à l'EPLA et il a été très mécontent lorsque la Commission européenne s'est retenue de soutenir une telle solution parce que l'on pensait que les États membres ne pouvaient signer seuls un tel accord de leur côté sans violer les compétences de l'UE. Par conséquent, dès que les Avocats généraux eurent mentionné qu'un tel accord était hors du contrôle de l'UE, il a sauté sur ceci pour pousser à une résurrection de l'EPLA, et il a répété encore et encore que c'était LA solution. Peut-être est-ce ce qui l'a rendu aveugle aux propres mots de la CJUE ?

Influence

L'EPLAW a publié une résolution et un argumentaire sur le brevet unitaire et la juridiction européenne des brevets qui confirme ce que nous venons juste d'analyser comme leur rêve principal : bâtir une juridiction unifiée extra-judicaire, sans juge ordinaire mais avec des personnes sélectionnées au sein du microcosme des brevets. Il est maintenant intéressant de voir si leur position a été diffusée et acceptée par les institution de l'EU. Comme nous l'avons vu, l'idée d'une résurrection de l'EPLA est principalement et presqu'uniquement poussée en avant par le Dr. Pagenberg. Cet éminent avocat, en dépit de son piteux score devant la CJUE quant aux litiges liés aux marques communautaires, semble être assez influent. Son curriculum vitae est plutôt impressionnant : « Jochen Pagenberg est membre du comité consultatif du ministre fédéral allemand de la justice, mis en place pour débattre de points du droit européen des brevets. Il a été au service durant de nombreuses années en tant qu'expert et unique avocat du groupe de travail européen pour l'accord sur les litiges en matière de brevet européen (EPLA) et il a été nommé en tant que membre du groupe d'expert de l'UE, parmi cinq avocats. En 2009 Jochen Pagenberg a été élu président de l'Association des avocats en brevets européens (EPLAW) après avoir été à son service en tant que vice-président durant quatre ans. Il préside la commission spécial sur les litiges en matière de brevet européen de l'AIPPI. » En tant qu'expert conseillant la Commission européenne, il pourrait être intéressant de voir si son idée d'une résurrection de l'EPLA a trouvé son chemin jusque dans les plans de la Commission. Utilisons donc cette idée de résurrection de l'EPLA comme un traceur isotopique.

Nous pouvons bel et bien trouver une première trace de l'idée d'une résurrection de l'EPLA, une quinzaine de jours après l'avis de la CJUE, durant une réunion de la commission aux affaires juridiques (JURI) du Parlement européen. Le président de JURI, Klaus Heiner Lehne, posait la question suivante à la Commission :

Deuxièmement est-ce qu'à la Commission, on a réfléchi à cet aspect et à l'ancienne idée du [European] Patent Litigation Agreement ? Et si on n'a pas repris cette idée, pourquoi pas ? Peut-être Mme Froehlinger pourriez-vous évoquer les avantages et les inconvénients d'une telle alternative ?

Il n'est pas très surprenant que M. Lehne ait été la première courroie de transmission, étant donné que l'eurodéputé conservateur allemand est également, de notoriété publique, employé en même temps par le cabinet juridique Taylor Wessing à Düsseldorf. Le brevet unitaire et sa juridiction unifiée sont clairement sous le radar de Taylor Wessing, qui possède déjà un historique comme groupe de pression au Parlement européen sur les questions liées aux brevets. En effet, il n'est pas irréaliste de considérer Klaus-Heiner Lehne comme un membre du microcosme des brevets. Il est par conséquent très préoccupant de voir que la commission JURI l'a élu comme rapporteur sur le dossier concernant le système juridictionnel sur les litiges liés aux brevets, même s'il est encore incertain que le Parlement européen ait son mot à dire dans ce dossier6.

Une semaine plus tard, l'idée d'une résurrection de l'EPLA revenait au détour d'une question écrite à la Commission de la part de l'eurodéputé conservateur tchèque, Jan Březina :

La Commission pourrait-elle envisager de ressusciter l'accord sur le règlement des litiges en matière de brevets européens, prédécesseur de la solution finalement retenue ?

Accessoirement, il faut noter que la même question demandait également explicitement ::

Est-ce nécessaire d'instituer un nouveau système juridictionnel pour rendre des brevets de logiciels plus exécutoires en Europe ?

La commission n'a même pas abordé la question d'une résurrection de l'EPLA dans sa réponse à cette question écrite, se contentant d'admettre que :

À ce stade, la Commission analyse l'avis de la CJUE et les options possibles et elle n'a pas encore pris de position en la matière. Il est donc trop tôt pour fournir une réponse définitive aux questions de l'honorable membre portant sur les prochaines étapes dans ce dossier.

Cela ne nous aide pas beaucoup à évaluer l'influence du microcosme des brevets sur la Commission. Mais au moins, on peut dire que la Commission ne prend pas les idées du microcosme des brevets pour argent comptant.

La réponse de Mme Margot Froehlinger, directrice de la DG Propriété intellectuelle de la Commission européenne, à la question orale de M. Lehne :

Pour ce qui est du système, l'Accord sur le règlement des litiges en matière des brevets européens, l'EPLA, et bien ça fait bien sûr partie des options. Mais revenir à cet accord n'est pas vraiment une option. Je voudrais le rappeler : ce système, EPLA, cet accord visait la création d'une cour à établir par un tiers des États membres, avec la Suisse, et elle se serait occupé uniquement des brevets européens. Ce ne serait pas possible et, non seulement sur la base de l'avis de la Cour de justice [de l'Union européenne], de confier la protection uniforme au titre du brevet à une telle cour qui aurait été établie par l'Accord sur le règlement des litiges en matière de brevets européens. Donc si on veut revenir à cet EPLA, il faudrait abandonner la protection unitaire au titre du brevet et créer un EPLA, un brevet EPLA, pour les brevets européens uniquement. Mais à ce moment là, on n'aurait de solution qu'à une partie du problème seulement. On aurait un système unifié pour les brevets européens mais on ne pourrait pas avoir de protection uniforme tellement importante pour réduire les coûts et la complexité des procédures pour les opérateurs européens, et notamment pour les PME européennes. Donc revenir à cet Accord sur le règlement des litiges en matière des brevets européens serait une impasse.

C'est un échec patent pour l'idée de résurrection de l'EPLA : la Commission n'en veut tout bonnement pas ! Néanmoins, il serait prématuré d'en conclure que l'influence du microcosme des brevets sur la Commission est faible. Le fait est que, même si toutes ses propositions ne sont pas reprises, le microcosme des brevets a au moins l'opportunité de les exposer à la Commission européenne.

Ceci est confirmé par un billet sur le propre site web professionnel de Jochen Pagenberg, dans lequel il rapporte une réunion entre la Commission et le groupe d'experts composé de juges et avocats en brevets, y compris M. Pagenberg – i.e. de hauts représentants du microcosme des brevets. Il est quelque peu perturbant de constater que les mots rapportés ici sont exactement les mêmes que ceux employés par Pagenberg dans sa réponse à Tilmann sur le blog de l'EPLAW. Sur ce dernier, à propos de la question clé du droit matériel des brevets entièrement incorporé dans l'ordre juridique de l'Union, Pagenberg tentait explicitement d'influencer le programme de la Commission :

Beaucoup va dépendre […] de la proportion de droit matériel des brevets et de règles nationales harmonisées, pour la phase postérieure à la délivrance dans la vie du brevet, qui sera confiée à la CJUE comme faisant partie de l'ordre juridique de l'Union. Il appartiendra par conséquent à la Commission – avec l'aide des cercles intéressés – de définir exhaustivement les domaines qui pourraient être l'objet d'une saisine, et de décrire en même temps au moyen d'exemples non exhaustifs les domaines exclus, parmi lesquels les conditions de brevetabilité, les motifs de révocation et les règles sur l'interprétation et la portée de la protection, pour n'en citer que quelques uns. L'objectif devrait être que l'ordre juridique de l'Union pour le droit des brevets ne soit ni restreint ni élargi par l'entrée en vigueur de l'accord et des règlements qui lui sont liés.

Et sur son site web professionnel, il rapporte que le groupe d'experts, juges et avocats en brevets, auquel Pagenberg appartient, a conseillé à la Commission :

par la création du brevet unitaire et du système juridictionnel, l'étendue actuelle de l'ordre juridique de l'Union dans le domaine du droit des brevets ne devrait être ni restreint, ni élargi.

Le microcosme n'est pas l'univers

Si, comme jusqu'à aujourd'hui, la Commission ne semble pas épouser chaque suggestion du microcosme des brevets, il existe néanmoins une acceptation inquiétante que le brevet unitaire doive être mis en place dans les intérêts des utilisateurs du système des brevets.

Il s'agit là d'un manquement majeur de la part d'un organe régulateur. Un brevet est un titre juridique très puissant offrant à son détenteur un monopole – temporaire – lui permettant d'exclure la concurrence. Les utilisateurs du système des brevets sont les détenteurs des brevets et leurs représentants, i.e. les avocats issus du microcosme des brevets. Leur intérêt premier est d'obtenir l'exclusion la plus large possible portant sur le plus d'objets brevetables possibles. Afin de contrebalancer cette exception à la libre concurrence, la société s'attend à un gain, de par la divulgation et l'incitation à l'innovation. Ainsi, le rôle de la Commission européenne, et plus encore celui du législateur de l'UE, i.e. le Conseil et le Parlement européen, devrait être de garantir que les intérêts de la société et de l'économie de l'UE dans leur ensemble soient préservés. Au lieu d'écarter des options parce que, comme c'est écrit noir sur blanc dans le document informel de la Commission : « les deux premières options ne répondraient pas […] aux intérêts des utilisateurs du système de brevets. […] C'est l'une des raisons pour lesquelles les utilisateurs du système de brevets sont opposés à une telle solution. […] Les utilisateurs du système de brevets ont constamment exprimé leur vive opposition à une telle solution. […] Dans l'intérêt des utilisateurs du système de brevets », etc., toute juridiction compétente sur les contentieux liés aux brevets devrait être capable de prendre en compte non seulement le droit des brevets, mais également d'autres sources juridiques potentiellement conflictuelles, telles que le droit de la concurrence ou les droits et libertés fondamentaux.

Quant à l'incorporation du droit matériel des brevets dans l'ordre juridique de l'Union, nous ne partageons pas l'opinion du microcosme des brevets et nous ne pensons pas que la Commission, et plus encore le Parlement européen et le Conseil, devrait travailler seulement « avec l'aide des cercles intéressés ». Nous avons en effet proposé une série d'amendements précisément dans le but de réaffirmer avec force les compétences de l'UE à définir une politique de l'innovation qui bénéficie à l'économie de l'UE et à ses citoyens – et pas uniquement ceux faisant partie du microcosme des brevets. Notre opinion est que cela ne peut être réalisé si la compétence en matière de droit des brevets est déléguée à une institution se situant hors du cadre juridique et politique de l'UE. Par conséquent, le brevet unitaire devrait être clairement défini en temps que titre de l'UE, conformément à la base juridique autorisant le règlement sur le brevet unitaire7. En outre, le pouvoir législatif de l'UE quant au droit matériel des brevets devrait être garanti.

  • 1. Nous traduisons, de même que les citations tirées de ces billets.
  • 2. Nous empruntons cette expression à Hubert Legal – directeur du service juridique de Conseil de l'Union européenne et ancien juge au Tribunal de première instance (désormais appelé Tribunal de la Cour de justice de l'Union européenne) lors d'une conférence. Il y parlait des magistrats et avocats spécialistes en droit de la propriété intellectuelle comme d'un « microcosme », voyant l'intervention d’un juge qui « ne se sentirait aucunement liée par leurs habitudes, leurs présupposés et leur doctrine », comme « l'intrusion d'un éléphant dans le magasin de porcelaines », faisant preuve « d'irrespect des usages d'une discipline, je dirais presque d'une corporation, déjà ancienne ».
  • 3. La CBE est l'accord juridique international ayant donné naissance à l'OEB et définissant le droit matériel des brevets pour les brevets européens, i.e. les conditions et exigences pour qu'un brevet européen soit délivré.
  • 4. Souligné dans l'original.
  • 5. « Par conséquent, l’accord envisagé, en attribuant une compétence exclusive pour connaître un important nombre d’actions intentées par des particuliers dans le domaine du brevet communautaire ainsi que pour interpréter et appliquer le droit de l’Union dans ce domaine à une juridiction internationale, qui se situe en dehors du cadre institutionnel et juridictionnel de l’Union, priverait les juridictions des États membres de leurs compétences concernant l’interprétation et l’application du droit de l’Union ainsi que la Cour de la sienne pour répondre, à titre préjudiciel, aux questions posées par lesdites juridictions et, de ce fait, dénaturerait les compétences que les traités confèrent aux institutions de l’Union et aux États membres qui sont essentielles à la préservation de la nature même du droit de l’Union. »
  • 6. C'est en fait le cas dans le « document informel » de la Commission, qui prévoit que les États membres, sans l'Union européenne, devraient conclure un accord. Le Parlement européen n'aura pas à donner son avis, et encore moins son accord, pour un tel accord.
  • 7. règlement de mise en œuvre de la coopération renforcée dans le domaine de la création d’une protection unitaire par brevet n'est autorisé que sur la base de l'article 118 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), paragraphe 1: « Dans le cadre de l'établissement ou du fonctionnement du marché intérieur, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, établissent les mesures relatives à la création de titres européens pour assurer une protection uniforme des droits de propriété intellectuelle dans l'Union, et à la mise en place de régimes d'autorisation, de coordination et de contrôle centralisés au niveau de l'Union ».